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mardi, 07 avril 2015

LA POSSIBILITÉ D’UNE ÎLE 2

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La « philosophie » de Daniel1, le comique de profession, est simple : « Ma carrière n’avait pas été un échec, commercialement du moins : si l’on agresse le monde avec une violence suffisante, il finit par le cracher, son sale fric : mais jamais, jamais il ne vous redonne la joie » (p. 164). Et de l’argent, il en a gagné plus que sa dose (quarante-deux millions d’euros, Houellebecq pense-t-il à quelqu’un de réel ? Y aurait-il, fût-ce fortuitement, une ressemblance avec une personne existante ?). 

Quoi qu’il en soit, Daniel1, par honnêteté, et de moins en moins motivé par la création de ses spectacles, jusqu'à n'en plus rien avoir à foutre, se pose la question existentielle : tout ça vaut-il la peine de se donner encore la peine ? S’il a du mal à s’y résoudre, il finit par répondre, après avoir descendu la pente, un « non » aussi franc que décisif et désespéré.

Heureusement, si l’on peut dire, il a fait entre-temps la connaissance de Patrick, le grand-prêtre (le « Prophète ») de la secte baptisée Eglise Elohimite, grossier décalque de la secte raëlienne de Claude Vorilhon, le fada qui a rencontré, dit-il, les extra-terrestres sur un volcan d'Auvergne (je précise que je parle par ouï-dire : je ne voudrais pas que). 

On a déjà rencontré les raëliens dans Lanzarote (2002). Dominique Noguez l’évoque dans son bouquin sur Houellebecq : l’auteur s’est un peu frité avec Raphaël Sorin, directeur de je ne sais quoi chez Flammarion, qui, ne voulant prendre aucun risque juridique, voire judiciaire, réclamait un nom fictif. Il paraît que Houellebecq avait envisagé de la rebaptiser en secte des "Raphaëliens", pour se venger. 

Les Elohim ? Mais si, vous savez bien, ce sont ces entités qui ont créé l'humanité : ils ont décidé de reprendre contact avec elle parce qu'elle est arrivée à un stade satisfaisant de développement technique. Le sort tomba sur Claude Vorilhon, par eux renommé Raël. Je n'ai pas vérifié dans les fichiers de l'INPI si la marque était libre de droit, mais j'imagine que Raphaël Sorin craignait un grabuge.

Raël et ses fidèles ne prétendent à rien de moins que d’acquérir l’immortalité : vous adhérez à l’Eglise, on prélève et on stocke votre ADN, et l’on attend que les biotechnologies aient rendu possible le clonage de votre personne à partir de votre double hélice composée d’AGCT (Adénosine, Guanine, Cytosine, Thymine). Alors, c'est promis, vous ressusciterez.

Qui plus est, vous ressusciterez à un âge où l'on est en théorie débarrassé de toutes les tribulations pénibles (parents, éducation, scolarité, puberté, apprentissage sexuel, tout ça) qui encombraient l'être humain entre zéro et vingt ans. Et ainsi indéfiniment, jusqu'à l'achèvement des temps (l'expression « consommation des siècles » (Mt. XXVIII, 19-20) n'étant plus disponible, préemptée et déposée de plus longue date par l'un des principaux concurrents de Raël). Quoi qu'il en soit, une variante non chrétienne de la vie éternelle. C'est la raison pour laquelle les adeptes élohimites n'ont aucune répugnance à se suicider le moment venu. On n'est pas pour autant dans la mécanique mécaniste et anthropophage de Soleil vert.

C’est ce que fera Daniel1 pour finir. Mais en attendant, sa célébrité en fait un VIP, que le « Prophète » se fait un plaisir et un honneur (en plus d’un argument de propagande) d’inviter, d’abord en Herzégovine, puis à Lanzarote, une île des Canaries au climat favorisé. L’occasion rêvée pour observer de l’intérieur le fonctionnement d’une secte, avec ses adeptes fascinés et béats devant le charisme du « Prophète », avec les lieutenants de celui-ci, que le visiteur rebaptise « Flic » et « Savant », l’un chargé de tout ce qui est organisation, l’autre de tout ce qui touche à la recherche en génétique, et dont le laboratoire, dans ce domaine, n’a pas de rival dans le monde. 

Inutile de dire que le « Prophète » use de son charisme pour grouper autour de lui un certain nombre de « fiancées » plus accortes et avenantes les unes que les autres et toujours disposées à lui prêter l’orifice qu’il souhaite honorer.

Il en profite à l'occasion, quand il trouve une adepte particulièrement à son goût, pour aller librement à la pêche dans le cheptel féminin qui se met spontanément à sa disposition, pour désigner l'heureuse élue de son désir qui recevra la faveur de l'accompagner au dodo.  

En général, le compagnon attitré de l’élue ressent le choix du maître comme un immense honneur, mais il suffit parfois d’un Italien particulièrement amoureux, jaloux et irascible pour accélérer brutalement le cours des choses. 

Je répugne à résumer l’action du livre. Qu’on sache simplement que Daniel1, s’il a amassé grâce à ses talents de provocateur une fortune confortable, finit par n’éprouver dans sa vie privée que des déconvenues. D’abord pleinement heureux ("heureux" voulant dire pour Daniel1 "sexuellement  épanoui") avec Isabelle, qui « bosse dans des magazines féminins » (p. 33) et qu’il a épousée, la répétition émoussant le sensation, il se lasse. Ils se quittent courtoisement : elle se contente de sept millions d’euros. 

On n’est pas plus raisonnable. 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

Désolé, ce n'est pas encore tout. Suitetfin demain.

lundi, 06 avril 2015

LA POSSIBILITÉ D’UNE ÎLE 1

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La photo de couverture est de Michel Houellebecq.

 

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Houellebecq, je m’y suis mis tout récemment. J’étais rebuté par, pour le dire vite, le « battage médiatique » qui entourait la parution de chaque roman : deux camps s’affrontaient, parfois en paroles « musclées ». Tout ce bruit et cette fureur me paraissaient de mauvais augure. Je voyais dans ces affrontements je ne sais quel goût de l’auteur pour le monde « spectaculaire-marchand » et le feu des projecteurs. Je croyais que le fonds de commerce de l'écrivain « controversé » consistait à épater la galerie. J’avais tort. 

Si les projecteurs se sont braqués sur Michel Houellebecq, la personne de l’auteur n’y est pour rien, mais bien ses livres. Que la personne, ensuite, se soit prise au jeu, c’est possible. Je le dis nettement : de cela, je me fous désormais éperdument. 

C’est en voulant en avoir le cœur net que j’ai lu La Carte et le territoire  (2010). C’était à l’été 2011 : mieux vaut tard que jamais. Ce fut immédiat, jubilatoire et lumineux : un très grand livre, d’un grand écrivain français. Enfin un roman qui parle du monde comme je le perçois, tellement malade. L’écrivain majeur de notre temps, loin devant tous les autres. Du coup, j’ai aligné dans la foulée Les Particules élémentaires (1998) et Plateforme (2001). Extension du domaine de la lutte (1994) a suivi à quelque temps de là. Inutile d’ajouter que le 6 janvier dernier, voyant Soumission sur un étal de librairie, je n’ai fait ni une ni deux (voir mon billet du 16 janvier). 

Un sixième roman manquait à mon tableau de chasse : La Possibilité d’une île (2005). Dix ans après parution, je viens de corriger cet oubli impardonnable. C’est un gros livre (près de 500 pages). Je n’ai pas été déçu. D’une certaine façon, il est annoncé dès Les Particules …, et certains de ses passages annoncent étonnamment Soumission. On se rappelle que les travaux du savant Michel Djerzinski, à la fin des Particules …, rendent possible le clonage reproductif des humains. 

Le « dispositif narratif » dépayse tout d’abord le lecteur : qui est Daniel24 ? Sur quoi fait-il un « commentaire » ? Et puis qui est ce Daniel1, qui semble contredire le titre de la 1ère partie ? Cela surprend, mais on s’y fait vite. Le livre est ambitieux, peut-être plus difficile d’accès, à cause tant du dit dispositif faisant alterner le « récit de vie » de Daniel1 et le « commentaire » de Daniel24 (puis Daniel25), que du thème ici exploré, qui tourne autour de la déception amère que procure l’existence humaine et de la quête d’immortalité qu’elle suscite. 

On ne tarde pas à comprendre que Daniel24, plus tard Daniel25, est l’exacte réplique, à deux millénaires de distance, de Daniel1 : le clonage imaginé par Djerzinski dans les Particules … a permis la création d’une nouvelle espèce : les « néo-humains », qui n’a rien à voir avec l’ancienne humanité, dont les survivants de la grande extermination sont très vite retournés à l’état sauvage, primitif, rudimentaire. 

Daniel1 a fait fortune en faisant le clown : les sketches comiques et scénarios, dont il faisait le clou de ses spectacles et de ses films avec un succès retentissant, portaient des titres comme « Broute-moi la bande de Gaza », « Deux mouches plus tard », « Le combat des minuscules », « On préfère les partouzeuses palestiniennes », et d’autres tout aussi suggestifs. Plus il provoquait, plus le succès grandissait.

Le choix du métier d'humoriste pour son personnage n'est certainement pas, de la part de Houellebecq, dû au hasard. On pensera aujourd’hui, bien sûr, à Dieudonné, mais il n’avait pas autant fait parler de lui en 2005. Rien de mieux qu'un « humoriste professionnel » pour mettre en scène la dérive subie dans notre monde par la fonction accordée au rire. Je pense au rôle purement instrumental que les médias de masse assignent aujourd’hui à l'hilarité. Rien de plus lugubre à mon avis que ces fantoches pas drôles, payés pour déclencher les rires, toujours mécaniques, même quand ils ne sont pas enregistrés. 

Car avec les titres ci-dessus, Houellebecq met sur la scène romanesque une provocation à l’état pur, qui ricoche curieusement sur l’état actuel du comique médiatique entretenu à heure fixe par tout un tas de sinistres individus qui sévissent sur les plateaux pour « animer » des émissions et faire rire un public d’avance acquis à « la cause du rire ». 

La grève à Radio-France m’a incidemment amené, consterné, à écouter, catastrophé, RTL : rien par exemple de plus ridicule que ces gens, réunis autour de la table d’un petit studio, qui font semblant de se tenir les côtes en écoutant les calamiteuses prestations routinières de Laurent Gerra. Atterré, j'ai tourné le bouton (vu les appareils actuels, c'est une image).

Le plus inquiétant est que les gens plébiscitent et redemandent de cette soupe. Sans doute pour ça qu’il y a des écoles pour la formation des désespérants  « Nouveaux Comiques ». Je suis à côté de la plaque. Pas de ce monde-là. J’espère ne pas être le seul à crier grâce. Rien de plus lassant que ce métier de faire rire pour faire rire (décompresser, déstresser, soupape de sûreté, …). Coluche (pas toujours) et Desproges, eux, avaient un regard sur le monde et les gens. 

Le rire est désormais un produit de consommation de masse, comme les autres compartiments de l’existence humaine, qui semblaient jusqu’il y a peu protégés par une cloison qui leur donnait l’aspect d’un vague mystère philosophique, quelque part entre le politique, le social et le médical. Etant entendu, chez les bien-pensants, je veux dire les fidèles qui se massent autour des prêtres, dans l’Eglise de l’Empire du Bien (comment pourrait-on se passer de Philippe Muray ?), qu’on peut rire de tout, sauf (suit la liste des gaz hilarants interdits à la vente). 

Daniel1 est finalement un cynique exacerbé : « Finalement, le plus grand bénéfice du métier d'humoriste, et plus généralement de l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité, et même de grassement rentabiliser son abjection, en succès sexuels comme en numéraire, le tout avec l'approbation générale » (p. 23). J'approuve vivement le mot "abjection".

Daniel1, dans le genre, se présente comme un désespéré fataliste, même si tout le monde lui reconnaît un talent indéniable. A se demander si La Possibilité d'une île n'a pas donné quelques idées à Dieudonné. Le livre ne s'est toutefois pas assez vendu pour cela. Combien d'exemplaires aurait-il fallu qu'il s'en écoule pour qu'on en finisse radicalement avec le métier d'humoriste ? 

Voilà ce que je dis, moi. 

samedi, 04 avril 2015

HOUELLEBECQ PAR NOGUEZ

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HOUELLEBECQ1 2003 NOGUEZ.jpgAlors maintenant, à part ça, le bouquin de Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, vous me direz ? Deux ingrédients : des pages d'un journal et des réflexions sur l'œuvre. D’abord les pages concernant Michel Houellebecq, extraites du journal tenu par l’auteur de 1991 à 2003, entrelardées de textes écrits par l’auteur pour la défense de l’écrivain, envoyés aux médias ou destinés au tribunal. Des lettres aussi qu'il lui a adressées. Ensuite, deux études : l’une sur le style houellebecquien, l’autre intitulée « Michel Houellebecq est-il réactionnaire ? ». En gros, quatre parties. 

Disons-le, l’étude du style m’est tombée des mains : un relevé énumératif consciencieux des tournures, formules, termes favoris de l’écrivain. Même si tout est juste et bien observé, c’est tout à fait indigeste, comme un découpage de cadavre à la morgue. Que celui qui est allé à l'école lise ! Comme l'écrit Alfred Jarry dans le "Linteau" des Minutes ... (qui, j'imagine, n'a pas de secret pour Noguez) : « ... car il n'y a qu'à regarder, et c'est écrit dessus ».

L’étude sur le « réactionnaire » supposé est en revanche intéressante, montrant que le concept est brumeux et marécageux à souhait, et qu'il fonctionne comme certains bars, où l'on signale au client : « Ici on peut apporter son manger ». Noguez donne trois ou quatre listes de gens peu recommandables, qualifiés successivement de « réactionnaires » par Daniel Lindenberg (Le Rappel à l'ordre) et quelques autres après lui : certains voisinages sont pour le moins étranges ou inattendus. Si "réactionnaire" est un concept, ce qui n'est pas sûr, il est singulièrement élastique, plastique et déformable dans toutes les sauces idéologiques. Pour autant, l’analyse est-elle efficace ? Peut-elle servir à quelque chose ? Pas sûr. 

Les « éléments » du langage mouliné en permanence par les médias privatisés (qui ont contaminé les chaînes publiques, que plus grand-chose n'en distingue) se moque allègrement de ce qu’on appelait autrefois la « justesse des termes » (cela s’appelle aussi la « rigueur intellectuelle »). Le média spectaculaire régnant (la télévision) se contente de la vitesse et de l'éclat de l’expression, au mépris de son poids, de son exactitude et de sa profondeur. La catastrophe « Philippe Sollers » a triomphé. Briller est un impératif. 

Je crois, monsieur Noguez, qu’il ne sert à rien de définir le mot « réactionnaire » : tout le monde s’en fout. Son rôle est de servir de flash (de piquouse), d’étiquette, d’identifiant immédiat, de blason, d'étendard, voire de mot de passe. Bientôt peut-être de lieu de détention.

C’est la tâche de purification lexicale assignée par les tenants de la nouvelle « bien-pensance » (p. 252) à quelques projectiles fabriqués spécialement à l'intention des survivants de l’esprit critique et de la liberté de penser (qu’il suffit, pour les disqualifier, de désigner « facho », « macho », « réac », « sexiste », « homophobe », et j’en passe). S’attarder sur le contour du mot « réactionnaire », je vais vous dire, c’est du temps perdu. Dans un duel arme au poing, l’explication rationnelle et argumentée est programmée pour échouer. 

Dominique Noguez est écrivain. Je n’en doute pas. Pas plus qu’il ne doute des qualités de son livre Les Derniers jours du monde. Je dirai ce que j’en pense quand je l’aurai lu. Mais, comme Daniel1, le personnage de La Possibilité d’une île, il est foncièrement honnête (bien que j'ignore l'extension sémantique exacte du mot "foncièrement" dans ce contexte) où on lit : « ... j'étais, par rapport aux normes en usage dans l'humanité, d'une honnêteté presque incroyable » (p. 400), phrase qui sonne a posteriori comme une déclaration de théorie littéraire.

Car Houellebecq lui-même est honnête, en ce que ses livres ne se racontent pas d'histoire. Etonnant comme ses fictions romanesques semblent porteuses d'une vérité très nue, presque écorchée (peut-être ce qui le rend insupportable aux yeux de beaucoup). Houellebecq déclare ainsi à Frédéric Martel : « Je connais les réponses simples, celles qui vous font aimer de tous (…) ; si je ne les emploie pas ce n’est pas par provocation, mais par honnêteté » (cité p. 252). Noguez est donc honnête : il reconnaît que Houellebecq est un plus grand écrivain que lui. Il n’est pas jaloux. Il a au moins ce mérite, et cela m’incite à aller y voir de plus près. 

Il écrit d’un roman de M. H. (Extension du domaine de la lutte) : « Après trois lectures, je tiens que ce roman est un des plus grands d’aujourd’hui. Je dis bien "d’aujourd’hui". Je n’en vois pas en effet qui disent mieux un certain nouvel air du temps – du temps social et économique – que celui-là » (pp. 29-30). Il écrit ça en 1994, c’est-à-dire avant Les Particules élémentaires, avant La Carte et le territoire. Je regrette quant à moi de l’avoir lu après ces deux livres, beaucoup plus forts et accomplis, auprès desquels Extension … fait un peu pâle figure, tout en tenant fort bien son rang : l’univers maintenant bien connu de l’auteur est déjà pleinement présent. 

Noguez, tenant son journal, montre donc qu'il est intervenu en faveur de Michel Houellebecq, dans la presse comme critique, au tribunal comme témoin de la défense. Il lui écrit aussi des lettres, où il note ses impressions de lecture, par exemple sur Les Particules …. 

Le procès intenté contre l’auteur de ce roman à parution ajoute au ridicule du motif le contradictoire de la chose : un directeur réclamant l’anonymat pour le camping qu’il dirige reproche à M. H. de donner des informations qui permettent de le reconnaître et situer. Evidemment, l’action en justice donne une publicité énorme à ce qui serait resté inaperçu et cru fictif s'il avait fait le mort. Conclusion de Noguez : « Cela ressemble fort à une opération publicitaire faite sur le dos de la littérature » (p. 62). Auguste en personne aurait dit « tout juste ». 

Le procès intenté par Dalil Boubakeur, de la grande mosquée de Paris, suite à la publication de Plateforme, est plus crucial et plus révélateur. Houellebecq islamophobe ? Et alors, quand bien même ? Ne pas aimer l'islam est un droit, que je ne me prive pas d'exercer pour mon propre compte, moi qui suis, de façon générale, religio-incompatible. Noguez écrit : « Avoir un avis sur les religions, préférer l’une à l’autre ou les rejeter toutes relève de la liberté d’expression la plus élémentaire dans une démocratie comme la nôtre » (p. 211). Je ne peux qu’approuver. J'irais même volontiers plus loin, jusqu'à paraphraser Lino Ventura dans Les Tontons, à propos de Claude Rich, le petit ami de sa protégée : « ... il commence à me les briser menu ». 

Et Noguez de rappeler que M. H. n’est pas le premier à traiter l’islam de « religion la plus stupide », avec des citations de Montaigne, Pierre Charron, Pascal, Spinoza, Tocqueville, etc. (p. 210). Voltaire n’a-t-il pas écrit une pièce de théâtre intitulée Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète ? Jusqu’au respectable Claude Lévi-Strauss qui y voit « une religion de corps de garde » (p. 211, ce que l’actualité nous confirme tous les jours). 

Là où j'ai le grand plaisir de me retrouver en bonne compagnie, dans ce livre, c’est chaque fois que Dominique Noguez aborde la question de la « bien-pensance » et de l’ambiance policière qu’elle tend à instaurer dans le monde de la pensée, de la création et de l’expression, amalgamant sans sourciller des actes répréhensibles ou délinquants et des personnages éventuellement déviants, mais pures créatures fictives. Noguez se paie en passant Claire Brisset, la « Défenseure » (!) des enfants, « une folle avérée » (p. 176, mais il ne la nomme que trois pages plus loin – par prudence ? –, je précise que c’est moi qui interprète) : certaines formules font du bien, c’est sûr. Du coup, on se sent moins seul. 

Là aussi où j’ai l’impression de trouver une « tribu » où je puisse me sentir un peu moins mal dans mon époque, c’est en apprenant que Dominique Noguez a donné une conférence intitulée « Le livre sans nom » (BNF, 15 décembre 1999), qu’il évoque dans la note 48 (p. 165)  : « J’y donnais, comme explication de la multiplication actuelle des procès en matière de littérature, "l’immense privatisation de tout à laquelle on assiste depuis une douzaine d’années" dans les sociétés occidentales capitalistes ou, plus exactement, dans la manière dont elles se donnent à voir. "Tandis que la fiction romanesque semble saisie d’un appétit de plus en plus grand de réalité, ajoutais-je, la réalité qu’elle veut ingurgiter se privatise et se dérobe. Il n’y a plus de nature, il y a des propriétés privées ; plus de pays, mais des multinationales ; plus de ville, mais des chaînes de magasins et des marques ; plus de foule, mais des individus qui peuvent interdire ou monnayer leur image." (Publié dans La Nouvelle Revue Française n° 555, octobre 2000) ». Je salue l'expression "l'immense privatisation de tout". Les curieux peuvent se reporter à mon billet du 17 mars, où j'évoque « La Grande Privatisation de Tout » (GPT pour les intimes). Depuis la publication de Houellebecq, en fait, il y a douze ans, Noguez à dû pouvoir constater la nette aggravation du processus. Mais quand même, ça fait plaisir de se retrouver en pays de connaissance. Je me dis : chouette, encore un que Laurent Joffrin ne doit pas porter dans son cœur ! 

Tiens, à propos de Laurent Joffrin, voici ce qu’on lit p. 229, à propos d’un article sur « les nouveaux réactionnaires » : « Pour sa phrase sur l’islam, "l’excellent Laurent Joffrin", explique-t-il [il s'agit de Houellebecq], l’a traité dans Le Nouvel Observateur de "beauf lambda" ». J’imagine que la phrase en question est celle où il qualifie l’islam de « religion la plus stupide » (voir plus haut). Je renvoie à mes deux billets consacrés à ce monsieur. Houellebecq et Noguez doivent se dire, à la façon de Courteline : « Passer pour un idiot aux yeux d’un imbécile est une volupté de fin gourmet ». Si j’étais à leur place, c’est en tout cas ce qui me viendrait à l’esprit. Avec délectation.

Voilà ce que je dis, moi. 

vendredi, 03 avril 2015

HOUELLEBECQ PAR NOGUEZ

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Le point commun entre Bernard Maris et Dominique Noguez, c’est qu’ils ont publié des choses sur Houellebecq, mais il m’étonnerait fort que leurs liens aient été très étroits. Je ne sais rien de la vie privée de Bernard Maris, mais je ne le vois pas fréquenter les mêmes cercles que Noguez. J’ai évoqué ici Houellebecq économiste (11-12, puis 29-30 mars), écrit par le premier. Je viens de lire Houellebecq, en fait, du second. Je n’aurais peut-être pas dû. 

Je l’avoue, je ne connaissais rien de l’œuvre littéraire de ce monsieur. J’ai découvert que, comme il a travaillé sur Alfred Jarry, il ne saurait être entièrement mauvais. En effet, si j’en crois la rubrique « Du même auteur », il a publié L’Arc-en-ciel des humours. Jarry, Dada, Vian, etc..

Jarry, c’est bien, c’est la ‘Pataphysique, c'est l'invention du Curateur Inamovible du Collège, un Docteur riche de vingt-sept chefs d'œuvre de la littérature en butte aux tracasseries d'un huissier au nom inoubliable ; un Docteur qui pisse dans des bateaux qui flottent tout en étant percés ; un Docteur qui va "de Paris à Paris par mer" tout en restant sur la terre ferme, tout en persécutant un singe papion intitulé Bosse-de-Nage et qui ne sait dire que "Ha ha", bref : quelqu'un de bien.

Vian, ce n’est pas mal, bien que ce soit, en 'Pataphysique, une pièce rapportée. Son Mémoire concernant le calcul numérique de Dieu par des méthodes simples et fausses est finalement bien laborieux, comparé au chapitre "De la surface de Dieu", dans le Faustroll de son glorieux prédécesseur.

Je ne peux m'empêcher de voir dans Boris Vian ou Raymond Queneau des écrivains surévalués (une certaine idée de la modernité, tout ça ..., pardon aux mânes de Noël Arnaud), mais bon, admettons ; en revanche, pour Dada, je me demande un peu ce qui lui prend, à Noguez : pas de vide humoristique plus abyssal que chez Dada (ainsi que chez André Breton). Mais j’irai sans doute mettre le nez dans son bouquin : je ne demande qu’à m’instruire. 

En attendant, l’ouvrage qu’il consacrait à son ami Houellebecq en 2003 m’a somme toute intéressé, même si j’ai des reproches à lui faire. D’abord, je regrette d’avoir découvert quelques aspects de la personne privée de Michel Houellebecq. La peste soit de la "société du spectacle" et de tous les Gustave Lanson ou Bernard Pivot, l’un parce qu’il a fait de la loi dichotomique de « L’homme-et-l’œuvre » un parcours obligé, l’autre à cause de sa manie d’interroger les écrivains qu’il invitait sur son plateau sur la part d’eux-mêmes qu’ils avaient mise dans leurs livres de fiction, vous savez, ces bouquins qui portent sur la couverture la mention "roman". 

NOUVEL CONFLUENCE YCONE.jpgJe me fiche de savoir ce qu’éprouve un poète ou un écrivain dans sa vie privée, à quelle heure il se couche, la boisson qu’il préfère (taux d'alcool, état après imbibition, sortie du coma, ...), sa façon d’aimer, que sais-je. Viendrait-il à l’idée de Pivot de demander à Jean Nouvel quelle part de lui figure dans le futur immeuble Ycone qu’il a dessiné pour la Confluence à Lyon (ci-contre) ? A voir le projet, j’aime à croire, pour la seule préservation de son équilibre psychique, que la réponse serait : « Rien ». 

Quand la vie et la personne d'un artiste deviennent un spectacle, son œuvre a du mouron à se faire pour son avenir : qu'y a-t-il de plus futile et combustible que la vie d'un individu, fût-il artiste ? Depuis l'aube de la curiosité humaine pour le monde, ce qui reste d'un individu, c'est son œuvre. Et encore : la plupart sont purement et simplement effacés de la surface et des mémoires. Le "devoir de mémoire" est une fumisterie.

Je me contrefiche d’apprendre quoi que ce soit d’autobiographique sur le bonhomme qui a tenu la plume : je sais pertinemment qu’un auteur se sert forcément, pour écrire un roman, du matériau qu’il connaît le mieux (quoique …) et qu’il a le plus directement à disposition sous la main : lui-même.

Les plus grandes œuvres de l'art et de la littérature sont composées à 100 % du bonhomme, auxquels s'ajoutent les 100 % de l’art qu’il y a déployé. Aux petits comptables, aux Lagarde-et-Michard, aux chefs de bureau et aux médecins légistes de faire ensuite le départ et de disséquer. La littérature commence après la question : qu’en a-t-il fait, de ce matériau ? Qu'est-ce que ça donne à l'arrivée ? Quel édifice a-t-il construit ? De quelle œuvre est-il l’auteur ? 

Étonnant comme les animateurs, journalistes, "critiques", dans les "talk shows" (pardon) qui jalonnent la « tournée de promo » obligatoire, sont capables d’interroger les écrivains sur ce qu’ils sont (personnalité, penchants, musiques et yaourts préférés et autres fadaises genre questionnaires Proust) éprouvent, aiment, détestent, pensent, mais rarement sur ce qu'ils font, je veux dire sur les caractéristiques proprement littéraires du livre qu’ils viennent d’écrire. 

La littérature n'intéresse guère les critiques littéraires. Ils veulent du vivant, de la tripe, du saignant. Au fond, le spectacle télévisuel qu'a fini par imposer "Apostrophes", a définitivement donné la priorité à « l'homme » sur « l'œuvre ». Et parmi les invités de Pivot, priorité au meilleur camelot vendeur de salade (à preuve les ventes en librairies dès le lendemain).

Voilà le rideau que je regrette d’avoir soulevé sur la personne privée qu’est Michel Houellebecq, d’autant qu’en plusieurs occasions, l’écrivain est loin d’être présenté à son avantage (l’état dans lequel il s’est mis quand il entre au "Queen", sur les Champs-Elysées !). Parfois, c’est même pire. A cet égard, je me permets de trouver ce livre bien indiscret. De la part d’un qui se dit son ami, c’est plutôt malvenu, je trouve. 

Le deuxième reproche que je fais à Noguez, c’est de montrer les coulisses du petit bocal où évoluent les cyprins de la littérature parisienne : repas en ville, réceptions, soirées, copinage en bande, éditeurs, organes de presse, impression que tout le monde se connaît. J’imagine que l’auteur, par son ancienneté dans le métier ou par ses fonctions dans la profession, a tissé des relations multiples. La description des mœurs de ce petit monde parisien, avec énumération des gens présents ou rencontrés, rend celui-ci tout au plus antipathique. On n'est parfois pas loin de la rubrique mondaine et des pages "pipeul".

Je me moque éperdument de croiser au détour des pages des gens comme Arnaud Viviant, le péremptoire rayonnant du Masque et la Plume. Par curiosité, on peut se reporter au traitement de faveur que le grand Philippe Muray fait subir à ce « roquet des Inrocks » dans Après l’Histoire II (Essais, Belles Lettres, p. 451-452). Sa majesté Philippe Sollers a lui aussi une place de choix dans le bouquin : rien que le nom de ce type me rendrait presque la lecture pénible. Bon, c’est vrai que ces messieurs font partie des défenseurs de Houellebecq. Je me demande bien pour quelle raison. 

Pour moi, Houellebecq et Sollers n'ont pas grand-chose à faire sur le même plateau. Mais peut-être qu'après tout, le second reconnaît en le premier un maître. Allez savoir.

Je ne parle pas de Viviant. Evidemment.

Voilà ce que je dis, moi. 

mercredi, 01 avril 2015

LAURENT JOFFRIN, GRAND MALADE ...

… OU BLAIREAU ACCOMPLI ? 

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Nous en étions restés à Laurent Joffrin, s'exclamant, devant le spectacle du monde qui est le nôtre, tel le Santon appelé le "Ravi" : « Mon Dieu, que ce monde est beau ! », après avoir lu le livre de Dominique Nora, Lettres à mes parents sur le monde de demain.

Tout y passe : Joffrin attend impatiemment l’arrivée dans nos assiettes de « légumes hors-sol et de viande de synthèse » et, cela va de soi, « des légumes et des fruits meilleurs, des viandes plus saines ». Il rêve des biotechnologies qui « allongeront comme jamais la vie humaine ». 

Pour vaincre les conséquences dégradantes des accidents, malformations et handicaps, il accueillera avec une ferveur dévote « l’art de la prothèse, et le développement des cellules artificielles », à même de « transformer la vie des blessés et des paralytiques ». 

Pour vaincre la pénibilité, la dangerosité et la monotonie du travail, on multipliera les robots. L’Internet mondialisé suscitera une « économie du partage ». Bref, contemplant les Professeurs Nimbus et autres savants fous, Joffrin s'extasie devant cette Terre Promise : « Tout est bon chez elle, y a rien à jeter » (pardon, tonton Georges, de te citer ici). Alléluïa ! Gloria ! Venividivici, vocifère le technolâtre !

Comme d'autres grands malades, Laurent Joffrin voit dans la technique la seule solution aux problèmes engendrés par la technique. Seule solution aux problèmes : multiplier les sources de problèmes, ça tombe sous le sens, n'est-ce pas. Il écrit ces phrases proprement ahurissantes : « Les problèmes créés par la technique peuvent se résoudre non par son recul, mais par son avancée. Comme les philosophes des Lumières avaient appuyé sur la science et la raison leur programme moral et politique, les démiurges californiens conjuguent solidarité et individualisme, science-fiction et utopie conviviale ». On appelle ça "Avoir la Foi". D'ailleurs, c'est une forme de religion. Mais moi, je sais juste qu'une machine ne peut s'arrêter que lorsqu'elle n'est plus alimentée en carburant. Le pire est de plus en plus sûr.

Si vous avez comme moi relevé le mot « démiurge », je vous cite ce qu’en dit le « Robert historique » : « En français, le mot est relevé une première fois chez Rabelais sous la forme Demiourgon, proprement "le Travailleur", pour désigner le Diable ». Maintenant, si quelqu’un peut le signaler à monsieur Joffrin … C'est d'ailleurs ce que fait dire le prémonitoire Goethe à son "Second Faust" : un appel à la toute-puissance de la technique, personnifiée par Méphistophélès. 

« Mon Dieu, que ce monde est beau ! », répète le Ravi. Ce monde que Joffrin appelle de tous ses vœux. Je lui dédie, parmi les Béatitudes (Matthieu, 5, 3-12), celle qui vient en premier : « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux ». Joffrin-le-Béat, je vous dis. 

On connaît le même processus dans le domaine des addictions aux drogues dures : la "dépendance" vous accroche, ensuite l’"accoutumance" vous oblige  à augmenter les doses. Tout cela porte un nom : la fuite en avant. D’autres diraient : conduite suicidaire. En gros, puisque nos actions et solutions ont échoué, accélérons le rythme de ces mêmes actions et solutions. 

Mais là où Joffrin s’oppose frontalement à Houellebecq, c’est dans la certitude émise par ce dernier en 1998 dans un entretien avec Frédéric Martel : « J’annonce en un sens la fin de la civilisation occidentale » (cité dans Houellebecq, en fait, de Dominique Noguez, p. 247). 

L’utopie envisagée par l’écrivain ne va pas sans une rupture radicale, du genre catastrophique : elle va de pair avec la destruction du modèle civilisationnel actuel, et son pur et simple remplacement par un nouveau. Laurent Joffrin, lui, voit dans cette évolution une merveilleuse et harmonieuse continuité historique : « Mon Dieu, que ce monde est beau ! », dit cette autorité morale de la nouvelle bien-pensance. Une bien-pensance tatillonne, doctrinaire, dogmatique, sectaire, et pour tout dire, policière. 

Car c'est un Ravi d'une espèce nouvelle : l'espèce haineuse. J'ai en effet rapporté il n'y a guère (le 23 mars) le rôle de censeur impitoyable qu'il joua à l'égard de Laurent Obertone chez Alain Finkielkraut, et le mensonge qu'il étala ensuite à ce propos dans Libération en "rendant compte" de son livre La France Big Brother. 

Laurent Joffrin, ce petit flic, que sa position sociale avantageuse (méritée par une aisance et un savoir-faire indéniables dans le genre petit-chef) dote d’un pouvoir de nuisance, laisse ici éclater la niaiserie flamboyante et l’arriération intellectuelle de tous ces thuriféraires à la petite semaine d’un système à bout de souffle qui proclament : « Puisque nous nous sommes trompés, allons jusqu’au bout : entraînons le monde dans notre chute et psalmodions, à la façon de Néron au moment de mourir : "Qualis artifex pereo" ». Un grand malade, je vous dis !  

La peste soit de ces nuisibles !  

Voilà ce que je dis, moi.  

jeudi, 26 mars 2015

BERTRAND REDONNET, AUTEUR

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La place qu’occupe Bertrand dans la fratrie est une place à part. Au milieu de ces « manards » que sont ses frères, futurs artisans, ouvriers ou paysans, il fait figure d’ « intello », il passe du temps à lire et à écrire. L’auteur consacre des pages parfois ferventes aux relations étroites qu’il entretient et cultive avec ces deux activités, et rend hommage à l’instituteur qui lui a montré « le chemin à suivre » et qui lui permet, en se retournant sur son parcours d’affirmer : « … J’ai toujours eu l’impression de n’obéir qu’à moi-même » (p. 89). Autrement dit : c'est à l'école qu'on apprend la liberté individuelle : bel éloge de l'école d'avant l'effondrement.

 

Bertrand Redonnet retrace quelques scènes de cette vie campagnarde d’avant la mécanisation de l’agriculture et des hommes qui la font (le cochon, le repas familial, les relations avec les voisins, l’entraide au moment des travaux). Il évoque surtout cette vie de liberté en contact direct avec les éléments et la nature, avec ses côtés aventureux à l’occasion, avec ses bambées dans les chemins, ses grimpées aux arbres, bref, l’enfance insouciante et banale de tous ceux qui ont eu la chance de connaître ce monde et qui ont du mal à considérer la modernisation autrement que comme un saccage. 

 

Pas de nostalgie pour autant : constater que les conditions d’existence se sont appauvries, enlaidies et compliquées, ça ne se réduit pas à regretter « le bon vieux temps ». Déplorer l’état de la réalité qui nous est faite n’a rien à voir avec le refrain : « C’était mieux avant ». Tout dépend de l’attitude. Celle de l’auteur fait une bonne place à la réflexion sur le monde comme il va mal. La colère face à ce que les hommes du présent font du monde et de l'humanité ne se réduit pas à la nostalgie pour le paradis perdu, l'enfance, le temps passé.

 

Certains épisodes retiennent l’attention, drôles ou plus dramatiques. Les frères qui se fabriquent un radeau "insubmersible" pour naviguer sur la rivière voisine ; l’auteur qui se fait prendre par les gendarmes avec la boîte d’allumettes dans la poche, après qu’une meule de foin a brûlé, acte qui plonge la mère dans la honte et fait passer le gamin pour dangereux auprès de tout le monde ; le séjour au pensionnat, avec la première autorisation de sortie accordée le jour de la Toussaint, qui donne son titre au livre (p. 71). 

 

Là où l’auteur établit une sorte de cousinage avec le lecteur que je suis, c’est dans la référence à Georges Brassens, constante, souvent signalée comme telle, mais souvent aussi plus indirecte et souterraine, au travers de citations plus ou moins explicites, mais pas toujours. La première, par exemple : « Il est à la fois aurore et crépuscule et son hymen avec les ténèbres lui est promis dès le premier souffle » (p. 16). Ceux qui ne connaissent pas « Oncle Archibald » n’y verront que du feu (« Et notre hymen à tous les deux était prévu depuis le jour de ton baptême »). 

 

On trouve encore « Erreur on ne peut plus funeste » (L’orage, p. 24) ; « un arbre " nullement de métier" » (Le grand chêne, p. 43) ; « j’abandonnai la partie, mais "sur le chemin du Ciel ne feignis plus jamais de faire un pas" » (Le mécréant, p. 69) ; « Le cœur serré, j’espère que le croque mort qui t’a emporté a eu l’infinie bonté de te conduire à travers Ciel, au Père éternel ou ailleurs » (L’auvergnat, p. 78, bel hommage au frère mort, qui m’a touché pour une raison personnelle voisine) ; « ... et je n'en souffre pas avec trop de rigueur » (La tondue, p. 178) ; « champ de navets » (Le vieux Léon, p. 140).

 

J’arrête là : je n’en finirais pas. J'ajoute quand même que Redonnet a écrit un Georges Brassens, poète érudit, ce qui explique la présence du chanteur dans le récit, en filigrane, mais aussi en personne, un peu partout. Disons-le : sans avoir étudié la question au même degré, je me suis trouvé en pays de connaissance. Comme l'auteur, je suis du genre à suer du Brassens par tous les pores de la mémoire.

 

Chacun des quinze chapitres qui composent le livre de Bertrand Redonnet est construit selon le principe musical du contrepoint (ou contre-chant, et pourquoi pas contrechamp), et se clôt sur un personnage récurrent : un lundi, jour de marché, un « colosse moustachu » fait irruption dans l'écurie où le gamin attend on ne sait trop quoi, et lui demande s’il a des cordes parce que, dit-il, il va acheter des volailles au marché. Je ne dirai rien de la façon dont s’achève cette série de quinze « flashes », juste du choc, efficace et brutal, qu’elle produit. 

 

La prose de Bertrand Redonnet est d’une belle simplicité, travaillée sans affectation, souvent poétique, et donne de la saveur à cette visite dans la campagne poitevine. L’auteur ne déteste pas les régionalismes qui lui reviennent : métives, détervirer, … même si je n’approuve pas des expressions comme « litornes aux abois » (p. 71) ou « des mouches et des taons vampirisés » (p. 50). Ce qui domine, c'est la prose ample. Je recommande les premiers chapitres, particulièrement inspirés.

 

A lire Le Silence des chrysanthèmes, je n’ai vraiment pas perdu mon temps. Merci, monsieur Redonnet. 

 

Voilà ce que je dis, moi.  

mercredi, 25 mars 2015

BERTRAND REDONNET, AUTEUR

REDONNET BERTRAND SILENCE CHRYSANTHEMES.jpg

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En même temps qu’elles faisaient paraître La Queue, de Roland Thévenet (voir ici même les 19 et 20 mars), les éditions du Bug publiaient, de Bertrand Redonnet, Le Silence des chrysanthèmes (site et blogs à visiter).

 

Le curieux de ces sorties simultanées, c’est qu’elles ne sont pas sans parenté thématique, même si le premier opte pour la fiction romanesque alors que le second offre un récit de vie. 

 

Dans l’un comme dans l’autre, ce qui porte l’inspiration a quelque chose à voir avec la filiation paternelle et les origines. Thème : quand le père commence à merder (ou disparaître). Dans le livre de Thévenet, le premier (et l’unique, finalement) père de Félix Sy est Guillaume, le prêtre qui a accepté d’en assumer la garde.

 

Le magnifique logo des éditions du Bug.

Je conseille en passant aux éditions du Bug, pour leurs futures parutions, de lui donner une visibilité digne de sa qualité esthétique (voir plus haut, et rendu méconnaissable dans l'agrandissement ci-dessous).

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Chez Redonnet, le père est le grand absent : « Nous sommes de la diaspora des orphelins et, loin de nous en dépiter, nous nous en nourrissons. J’ai ainsi eu des centaines de pères » (p. 88). Je m’incline en passant devant la superbe formule « la diaspora des orphelins » : Bertrand Redonnet montre à mainte reprise qu’il possède à l’état aigu le sens du poétique, mieux : du véridique. 

 

De même il dit ailleurs : « J’ai pourtant grandi sans épaules paternelles où déposer mes peurs ». Ça, c'est pour les peurs. Pour les pleurs, il faut l’épaule de la mère, à condition que celle-ci veuille bien les recevoir, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Et pour en finir avec ce thème : « Œdipe facétieux, j’avais éliminé une absence en tuant un père en jupe ». 

 

Cela dit, on n’est pas forcé d’apprécier la référence à l’auteur de la théorie œdipienne, mais bon, qu’il soit entendu qu’on ne tue que rarement le père réel, même si beaucoup en ont rêvé. Il faut croire qu’on a besoin de lui, puisque ceux qui ne l’ont pas connu s'en inventent un capable de remplacer valablement la pièce manquante. Mais tout le monde sait que c'est peine perdue. Il reste que, dans Le Silence des chrysanthèmes, l’absence du père est omniprésente. On peut même dire : l’absence du père prend toute la place qu’il a laissée vacante en disparaissant. Et finit par vous éclater au visage.

 

Même si le lecteur comprend que le narrateur-auteur est exilé (il tient un blog d'ailleurs intitulé "L'exil des mots") en Pologne, non loin de la frontière orientale, l’essentiel se passe dans le Poitou profond, avant la « Grande Modernisation ». On est dans une ferme à l’ancienne. La mère, sans être présentée comme une « fille à tout le monde » (Brassens, La mauvaise herbe), a fait ses nombreux enfants (seulement des garçons, au nombre de sept) avec différents hommes.

 

Mais les enfants sont une matière éminemment plastique : ils sont les seuls à prendre la vie « comme elle vient ». C'est ensuite qu'il leur prend l'idée de la corriger, voire de la refaire. Pour eux, le monde ressemble à ce que leur font vivre leurs parents. Les problèmes commencent quand celui des enfants en diffère par trop.

 

Entre parenthèses, je me demande si l'avenir n'est pas en train de fabriquer des enfants qui seront, non plus "autres" que leurs parents, ce qui est, somme toute, la réalité historique depuis longtemps, mais qui leur seront de plus en plus "étrangers". Il n'y a pas de raison pour que le processus s'interrompe. A celui de l'origine et de la filiation, s'ajoute désormais le problème de la transmission. C'est logique.

Le monde des parents est en train de devenir, aux yeux des enfants, un paysage exotique, vaguement écœurant, dont ils sont en passe de préférer ignorer qu'il a pu exister. Osons le mot : qui est en train de perdre toute existence et toute validité à leurs yeux.

Et qu'on ne me dise pas « Il en a toujours été ainsi ». Ce faux argument n'est que le moyen pathétique (« Tout est dans tout et réciproquement. ») de tous ceux qui refusent de regarder en face ce que toutes les époques présentes ont toujours eu de fondamentalement spécifique, caractéristique, unique, original.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 22 mars 2015

ENCORE MODIANO

MODIANO 1 PATRICK L'HERBE DES NUITS.jpgJ’avais acheté L’Herbe des nuits à parution. C’était en 2012, dans l’élan qui m’avait fait lire plusieurs Modiano à la file. Je viens juste de le lire. Le dernier paru, Pour que tu ne te Perdes pas dans le quartier, c’était juste avant la consécration par le prix Nobel. J'en ai parlé ici les 31 décembre et 1 janvier derniers.

Si j'ai tardé à l'évoquer, c'est que mon intérêt pour Modiano, s'il ne s'était pas tout à fait éteint, peut-être avait-il tiédi. L'attribution du Nobel a, disons, réchauffé ma curiosité. Je ne regrette jamais d'avoir lu un livre, même quand j'en sors frustré. Quand j'arrête la lecture en cours de route, c'est que le livre m'a mis en colère, ou alors m'est tombé sur l'ongle incarné (trop lourd, sans doute : je parle du "poids" du livre).

Les prix littéraires, soit dit entre nous, je n’en pense rien, tant la valeur d’un livre ou d’un écrivain me semble incommensurable à sa reconnaissance officielle par une assemblée pontificale, quelle qu’elle soit. Un rite d'autocélébration, en quelque sorte. Une ambiance du genre « Bienvenue au club ! ».

De toute façon, ce qu'on appelle "Grand Prix", vous savez, ces récompenses célébrant les "talents", surtout quand on navigue en milieu littéraire, poétique ou artistique (en gros, ce qu'on appelle les "Affaires Culturelles"), ne sont que des moyens pour une classe dominante de faire passer, en direction des classes dominées, un message du genre : « Vous voyez bien, quand on veut, on peut y arriver ! ». En même temps que ça renforce la légitimité de l'ordre établi (fonction réelle de l'arrosage saisonnier à la Légion d'honneur). Avec ça, je passerai peut-être pour un bolchevique.

Quand on veut, on peut ! Voilà bien un refrain que je hais, un refrain qui sent son moralisme archéo-chrétien, et même pas très catholique. Machine à culpabiliser. Parlez-en au chômeur du coin, qui se heurte aux portes closes de la raréfaction du travail et à qui des Sarkozy viennent faire la leçon : si tu ne peux pas, c'est que tu ne veux pas ! C'est de ta faute ! Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même ! On va te couper les vivres !

Conclusion, en effet : quand on n'y arrive pas, c'est qu'on ne le mérite pas. Modiano, au Nobel, rachète heureusement sa soumission à ce protocole "chez les puissants" par une maladresse existentielle à peu près pathologique, qui ressemble d'assez près à sa littérature, preuve d'une sincérité impossible, je crois, à contrefaire. Si c'était "joué", il serait vraiment très salaud. Parce que, franchement, l'expression « une maladresse existentielle pathologique », ça ressemble d'assez près à une analyse littéraire de l'oeuvre de Patrick Modiano, vous ne trouvez pas ?

Patrick Modiano ressemble juste à l’idée que je me fais du véritable écrivain : celui qui est capable de créer un univers reconnaissable à quelques traits, de la même manière qu'on sait, après deux mesures, qu’on entend « du  Chopin » ou, à la translucidité d'une main d'enfant devant la flamme d'une bougie, que l’on contemple « un Georges de La Tour ».

Ce n’est pas une raison pour avaler tous les titres de l’écrivain en file indienne. Pour Chopin, c'est la même chose : pas besoin d'aligner sur la platine les 12 CD de l'intégrale chronologique des œuvres pour piano seul de Frédéric Chopin par Abdel Rahman El Bacha. On sait déjà.

La seule expérience que j’ai faite de cette « méthode », ce fut avec l’œuvre de Henri Bosco, qui, en dehors de deux ou trois titres, n’a plus de secrets pour moi. Pardon : "la seule", c'est inexact : j'ai aussi fait ça avec les Rougon-Macquart (ce qui, entre parenthèses, m'a guéri de la Zola-rziose).

J’ai fait une tentative semblable avec un recueil d’ouvrages de Françoise Sagan (collection Bouquins) : j’ai calé au bout du cinquième, à cause, je crois, de l’atmosphère raréfiée de bocal à poissons rouges, de l'espèce des nantis à l'existence futile, dans laquelle elle plonge le lecteur. Ne pas confondre l'oeuvre littéraire avec le feuilleton. Après tout, il y a peut-être du feuilletoniste chez Modiano. Je dis peut-être une grossièreté ? Tant pis.

Je ne désespère pas de me remettre à la lecture chronologique de La Comédie humaine, abandonnée elle aussi, mais au bout d’une trentaine de titres tout de même. Balzac, c'est autre chose, il dépasse de loin la somme des recettes successives qu'il met en oeuvre. Et je reviens, bien entendu, assez régulièrement, à Simenon, entre autres à ses « Maigret », après avoir éclusé une trentaine également de ces derniers. 

Je ne conseille par conséquent à personne de procéder de cette manière avec les romans de Patrick Modiano. Je n’userai pas du poncif de la « petite musique » qui sert d’échappatoire au « critique littéraire » qui n’a pas envie de se fouler pour entrer dans des considérations un peu précises et sérieuses. Il se trouve cependant qu’en ouvrant L’Herbe des nuits peu de temps après avoir lu Pour que tu ne te Perdes pas …, j’ai eu la curieuse impression de lire un décalque de celui-ci. 

Même petit carnet rempli de notes diverses. Même ribambelle de noms, de dates, d’adresses, de numéros de téléphone, de lieux de rendez-vous, dont beaucoup ne disent plus rien au narrateur, perdus dans le brouillard d’un passé qu’il cherche à ressaisir, mais il a bien du mal, le pauvre, avec tout le temps qui a passé. Même genre de personnage féminin énigmatique (« Dannie »), à l’identité fuyante.

Même milieu interlope où cette femme évolue, au milieu de noms d’hommes un peu louches : un « Aghamouri », agent secret qui fait semblant d’être étudiant, un « Paul Chastagnier » qui donne au narrateur des « conseils d’ami ». Un « Unic Hôtel », quelque part à Montparnasse, dans le hall duquel ces hommes se retrouvent. 

Peu importe au fond la succession des faits dont le livre se fait un argumentaire en quelque sorte obligé. Les récits que Modiano élabore dans ses romans n’ont rien d’événementiel. Non, pas de rebondissements, rien de spectaculaire, pas de tragédie grandiose. L’amateur de ce genre de littérature ne le trouvera pas ici. 

L’étoffe dont sont tissés les livres de Modiano est de nature différente. Si je voulais résumer les impressions que me laisse L’Herbe des nuits, je commencerais par dire : une littérature d’état d’âme ; une littérature de climat. L’état d’âme d’un homme qui a été « mal jeté dans la vie » (j’ai connu un Benoît Vauzel littérature française,patrick modiano,l'herbe des nuits,pour que tu ne te perdes pas dans le quartier,prix nobel de littérature,éditions gallimard,collection blanche,affaires culturelles,nicolas sarkozy,abdel rahman el bacha,émile zola,henri bosco,rougon-macquart,françoise sagan,collection bouquins,la comédie humaine,honoré de balzac,georges simenon,commissaire maigret,benoît vauzel mal jeté dans la viedont j’ai conservé le disque de chansons ainsi intitulé, ci-contre), et à qui sa vie elle-même échappe (« … tant j’avais l’habitude de vivre sans le moindre sentiment de légitimité … », p. 50), peut-être parce qu’il a du mal à rassembler ses forces et à bander sa volonté pour s’en emparer pleinement. Une inhibition à agir. 

Du narrateur lui-même, d’ailleurs, on n’apprendra que des bribes, livrées parcimonieusement, par intermittence. Le narrateur en personne est un peu fuyant, c’est certain : il ne tient pas à laisser de traces derrière lui. Et puis, il semble fatigué, ce narrateur, dépressif peut-être ? C’est bien lui qui dit : « Mais, je n’y peux rien, en ce temps-là j’étais aussi sensible qu’aujourd’hui aux gens et aux choses qui sont sur le point de disparaître » (p. 89). 

Dans L’Herbe des nuits, comme dans beaucoup de livres de Modiano, tout le monde pose beaucoup de questions. Quasiment aucune d’entre elles ne reçoit de réponse. Ici, il faut la convocation du narrateur par un certain Langlais, quai de Gesvres, pour qu’il réponde à des questions. On comprend que c'est un policier. Dans les livres de Modiano, j’ai l’impression que, quand ce n’est pas la police qui pose les questions, celles-ci ne reçoivent jamais de réponse. Et encore …  Mais je me dis qu'après tout, la police ne pose jamais les bonnes questions.

Car il y a ce détour par la surprenante amitié de Langlais pour Jean, le narrateur, pour accéder à la clé de certains mystères. Pas tous, qu’on se rassure. Et même loin de là. « Dannie » a-t-elle finalement commis un crime ? La personne qui a reçu « deux balles perdues » a-t-elle, dans le passé, été victime d’une erreur de manipulation ou d’une intention claire ? Personne n’est en mesure de répondre. Même la police échoue à faire toute la lumière sur certaines petites choses finalement triviales de la réalité.

L’univers mental dans lequel se débattent désespérément, roman après roman, les héros de Patrick Modiano, est un univers à jamais flottant. Un univers où personne ne répond aux questions, en particulier à la question « Pourquoi ? ».

Voilà ce que je dis, moi. 

vendredi, 20 mars 2015

ROLAND THÉVENET, AUTEUR

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Les deux parties suivantes font un grand bond en arrière, pour reprendre à son point de départ le parcours extraordinaire du désormais vieillard. On est à Decize, au bord de la Loire, dans la débâcle de  juin 1940, juste avant que les ponts soient dynamités pour arrêter la ruée allemande. Félix Sy est né personne ne sait où. 

Son père est un Italien, jeune, dont l’identité restera à jamais ignorée. Sa mère est la compagne de l’inconnu. Elle finira par être identifiée. Tous deux ont été trouvés, assassinés, dans une « traction avant », au bord de la Loire. Le nouveau-né vagissait sur la banquette arrière, à côté de « la bakélite d’un accordéon Soprani » (p. 68). Règlement de compte, sans aucun doute : les plaques d’immatriculation ont été arrachées. 

Une autre histoire commence alors : celle de ce garçon, dont rien n’annonce, au départ, l'avenir brillant. Pensez, remis entre les mains du curé de la paroisse de Decize, Guillaume Foing, et materné à la demande de celui-ci par « Julienne, sa fidèle sacristaine qui logeait à deux pas » (p. 75), il trouve un drôle de couple de parents improvisés, par un « caprice de la fortune, qui avait fait d’eux, en pleine Occupation, deux parents clandestins » (p. 103). Félix, "fils" d'un prêtre, avouez que. Enfin, il paraît que Baudelaire, déjà ...

C’est là que Félix va grandir dans un milieu aimant, recevoir une éducation attentive, exigeante et profondément catholique, découvrir et cultiver un don exceptionnel, quasi-miraculeux, pour le dessin. Jusqu’à la rupture, le jour où il apprend que Guillaume – un prêtre ! – lui a menti, enfin, n’a jamais eu le courage de lui dire la vérité sur ses origines. 

On suit dès lors, par étapes, les aventures mouvementées de Félix, ramené par les gendarmes chez sa grand-mère maternelle, que les recherches officielles ont permis de retrouver (hameau de La Chivas, près de La Clayette - prononcer "la clette"), avec laquelle il entretient des relations robustes et simples.

Puis au château de La Chaize, chez la marquise de Montaigu, à Odenas en Beaujolais, où il se fait embaucher comme jardinier, mais où il se rend bientôt compte que, comme le personnel est à peu près payé à ne rien faire, il peut s'adonner entièrement à sa passion pour le dessin.

THEVENET BEAT HOTEL MME RACHOU.jpgPuis à Paris et bientôt en Amérique, dans le sillage de Jack Kerouac, en qui le hasard des rencontres (le Beat Hotel de Mme Rachou, rue Gît-le-Cœur, ci-contre, ainsi nommé parce qu'il était le rendez-vous des acteurs de la « beat generation ») lui a fait trouver le grand frère qu’il n’a pas eu. Et qui donne à l’auteur l’occasion de livrer un aperçu sur la vie, libre jusqu’au décousu, vagabonde, improvisée, flamboyante et imprévisible, menée par des vagabonds américains de passage à Paris, dont certains devenus célèbres, à travers quelques scènes hautes en couleur. 

Il y a encore Lisa, cette fille qui a perdu ses parents, dont son père, proprement décapité par la Mercedes folle de Pierre Levegh, dans le terrifiant accident survenu aux 24 Heures du Mans, le 11 juin 1955, qui fit plus de 80 morts dans le public : les circonstances historiques sont radicalement différentes, le statut d'orpheline tragique la rapproche de Félix.

Ils s'épousent et feront quelques enfants, jusqu'à ce que Lisa, journaliste chez le populaire et triomphant France-Soir de Pierre Lazareff (« Pierrot-les-Bretelles », cet ennemi supposé du « triste Beuve-Méry » (p. 208), fondateur de l'analytique et donc ennuyeux Monde), prenne une balle perdue à Londonderry dans la colonne vertébrale, lors d'un reportage. 

On revient pour finir au vieillard richissime que Félix est devenu, à son étrange disparition et à l’affolement qui a aussitôt gagné tous les étages et toutes les ramifications de l’empire. Un livre, donc, à la construction savante, où chaque partie avance à un rythme qui lui est propre (frénétique au début, lent et posé ensuite, mouvementé pour la partie « américaine », qui m'a personnellement emporté) : une vraie composition musicale en quatre mouvements bien différenciés, du plain-chant quasi-monacal aux stridences ouvrant sur la grande dissonance contemporaine, en passant par Decize, aux sonorités et modulations harmonieuses.

Le lecteur ne doit pas se laisser déstabiliser par la pratique de l'ellipse brutale (au cinéma, parmi les techniques de montage, on appelle ça le "cut up"), qui évite les transitions à rallonge, celles qu'on met pour soigner la continuité et la cohérence du récit, pour maintenir en éveil les lecteurs paresseux. Ce livre aime les lecteurs agiles et toniques. 

Un livre, aussi, écrit par un vrai connaisseur de la langue française, qui a fait le pari d’adapter le style de son écriture au contenu du récit – variable donc suivant les moments, comme les couleurs des jours et des saisons, à l'époque où la ville tentaculaire n'avait pas encore imposé l'uniformité de son déroulement imperturbable, aux dépens des inépuisables variations rythmiques d'une vie quotidienne soumise aux aléas  météorologiques.

Un livre avec les mêmes pleins et les mêmes déliés élégants et raffinés que ceux de la police « Optima », dessinée à la fin des années 1950 par Hermann Zapf, et dignement réhabilitée par Michel Chandeigne, aux éditions du même nom. Enfin, il semblerait, contrairement à ce que dit Marcel Cohen, le journaliste de Libération (l'Optima « tombée en désuétude »), est toujours resté un caractère bien vivant et apprécié. Comme c'est une autorité en la matière qui me l'a dit, c'est sans doute Marcel Cohen qui est mal informé.

OPTIMA ZAPF.jpg

Un auteur qui sait ce qu'écrire veut dire. Et qui sait regarder le monde en face.

Voilà ce que je dis, moi. 

jeudi, 19 mars 2015

ROLAND THÉVENET, AUTEUR

1/2 

THEVENET LA QUEUE.jpgJe viens de lire un roman fort intéressant. Son auteur s’appelle Roland Thévenet. Un livre qui claque, dès son titre : La Queue (éditions du Bug). Je ne dis pas ça parce que l’auteur est un ami ou parce qu’il m’a été donné d’assister, dans une petite mesure, à la conception, à l’élaboration et à la mise en place des éléments, mais parce que je le pense.

Disons-le tout de suite, ce livre est profondément actuel en même temps que totalement inactuel. Actuel, parce qu'il nous parle du monde d'aujourd'hui, tel que, sous nos yeux impuissants, il tourne mal. Inactuel, en ce qu'il célèbre (a contrario) des éléments vitaux d'une façon de vivre (pour faire vite : la campagne autrefois, mais pas seulement) et de références (catholiques, entre autres) que la modernité a rejetées dans les bas-fonds de la ringardise passéiste. 

Le projet de Roland Thévenet est ambitieux : au travers d'une fiction développée comme une grande métaphore, à l'aide de personnages et de situations adéquats, peindre le cloaque spirituel, moral, esthétique et marchand dans lequel baignent aujourd’hui le monde en général, l’Europe et la France en particulier, et la déréliction dans laquelle les dirigeants de tous horizons ont laissé glisser la civilisation d’un occident encore matériellement arrogant mais agonisant dans tout le reste, à commencer par l'utilité de soi dans le corps social et par, osons les grands mots, le « sens de la vie ». 

Le vieillard sur lequel s’ouvre la narration s’appelle Félix Sy. Il a bâti la fortune et la puissance de son empire sur la veulerie et le snobisme d’une humanité assez futile et inconséquente pour s’enticher de gadgets ridicules qu’une propagande bien orchestrée suffit à présenter sous les dehors du supplément d’âme nécessaire, définitif et insurpassable, à même de combler le désir éternellement frustré et renouvelé du consommateur-à-perpétuité. 

Le supplément d’âme, en l’occurrence, n’est autre que l’appendice caudal que la station debout a fait perdre à l’être humain au cours de l’évolution vers la bipédie, et dont Félix Sy a eu l’idée géniale de restituer l’ornement à son postérieur sous la forme d’un marqueur social de classe. Il y a là un régressisme réjouissant, dans lequel la planète entière a plongé avec délectation.

La queue dont il s’agit, elle existe sous de multiples formes, aspects, consistances, matériaux : les bureaux d’études du milliardaire en ont imaginé et dessiné une infinité de modèles, du plus prolétaire au plus surchargé de diamants. Les hommes comme les femmes s'accrochent ainsi, si j'ose dire, à la queue, au point d'en faire parfois collection, pour être en mesure de répondre à la diversité des sollicitations possibles, de la plus humble et intime à la plus officielle et sophistiquée.

Tranchons le mot : arborer sa queue en toute occasion et en tout lieu est devenu la norme universelle. La queue, grâce au génie de Félix Sy, s’est imposée comme le symbole suprême de la mondialisation marchande en régime capitaliste : inconcevable de sortir dans la rue (pour monsieur tout le monde) ou de se rendre en grande tenue à la réception mondaine la plus huppée sans exhiber sa queue. 

La première partie du livre raconte en quelques tableaux, de Bruxelles à New York en passant par Athènes, le vide existentiel, frénétiquement affairé, dans lequel évoluent les humains vibrionnaires et perdus du temps présent. Les enfants de Félix Sy ont pris le relais du patriarche à la tête de l’empire : Romain disjoncte et erre quelque part dans une Grèce déconfite et ruinée, Richard s’ennuie à New York, en compagnie de son amant Caïto. Quelque chose, dans la transmission des « valeurs », n’a pas fonctionné. 

Seule la bru de Félix Sy tient, envers et contre tout, la barre du navire familial. Anne-Laure a été assez avisée et habile pour se rendre indispensable. Elle est Commissaire Européen. C’est dire si sa vie est futile. Je vois quant à moi dans ce personnage de « maîtresse-femme » le centre névralgique de la problématique telle qu’elle se présente au début. L’araignée au centre de sa toile méticuleuse, à l’affût, veillant au grain, réactive, concrète, cerveau d’ « executive woman » (comme on ne dit plus). 

Le grain de sable, c’est la disparition de Félix Sy, le vieillard fondateur, à la veille d’une rétrospective promise au retentissement le plus international et universel qu’on ait jamais vu. « Grand branle-bas dans Landerneau » (tonton Georges B.). L’empire Sy tremblera-t-il sur ses bases ? 

Voilà pour la toile de fond. 

Voilà ce que je dis, moi. 

NOTE : dans la blogosphère, Roland Thévenet est connu sous le nom de Solko (voir dans les "blogs à visiter").

dimanche, 15 mars 2015

YANNICK HAENEL, C'EST QUOI ?

2/2

HAENEL YANNICK.jpgMême chose pour les quelques références musicales qui affleurent de loin en loin : de simples noms. Non, pas la musique que les personnes ont faite, faut pas exagérer : des bulles de noms propres lâchées à la surface de l’étang par quelque carpe en manoeuvre d'intimidation : « Antony [sic !] Braxton, Albert Ayler, Godspeed You ! Black Emperor [un groupe musical] ou des musiques traditionnelles du Mali » (p. 89, quelques lignes sous Lacan, chapeau l’artiste).

Des slogans publicitaires. Des oriflammes faites pour claquer au vent sous le nez des naïves foules extasiées, communiant devant le poste. Plus éclectique et branché, tu meurs ! J’ai réentendu mes vinyles d’Albert Ayler : ce n’est vraiment plus possible. Tiens, essayez d’avaler dans la continuité les quatre CD des œuvres pour piano (1968-1988) du susnommé jazzman Anthony Braxton, autrefois célébré par Delfeil de Ton, dans le grand Charlie Hebdo, le seul, celui où ne sévissait pas Philippe Val : même jouée par Hildegard Kleeb, il faut être un stoïcien émérite et aguerri pour supporter cette musique. Je l’ai fait. C’était il y a longtemps. Moralité : ce que j’ai fait, aucune bête au monde ne l’aurait fait : pour qu'une vache produise plus de lait, il faut du Mozart, pas du Braxton. Depuis, je me suis converti à l’humanité.

BRAXTON 1 ANTHONY.jpg

BRAXTON 2.jpg

 Pour dire que je sais de quoi je parle.

Pour Braxton, Anthony, c'est avec un h, monsieur Haenel.

Et puis il faut qu’on sache que monsieur Haenel a des goûts exquis en matière d’art. Tout commence devant la porte de Ghiberti, au Baptistère de Florence. Les peintres, sculpteurs, architectes de la renaissance italienne n’ont aucun secret pour lui, et chacun a sa place dans la longue procession des bannières et des Noms : « Bien sûr, je vis avec Donatello, Masaccio, Brunelleschi, Fra Angelico, j’ai cette chance » (p. 56, sous-entendu : tout le monde ne l’a pas, cette chance).

Mais il prend le temps de méditer devant le Déluge peint par Uccello pour le cloître de Santa Maria Novella (p. 31), pour en tirer des considérations très pénétrées, sans pour autant négliger, du même, la Bataille de San Romano

Mais il ne précise même pas, le malheureux, que ne figure dans les collections du musée des Offices que la partie du triptyque consacrée à la mise hors de combat du Siennois Bernardino della Ciarda, les deux autres étant à la National Gallery (« Nicolo da Tolentino à la tête de ses troupes ») et au Louvre (« Contre-attaque décisive de Micheletto da Cotignola »), faisant subir au lecteur une frustration dommageable. Zut et mince alors ! Quelle négligence !

De même, il aurait pu se lancer dans des envolées sur les « mazzocchi » (à peine s’il mentionne en passant un « mazzocchio » en regardant Le Déluge, p. 42), ces drôles de coiffes toscanes que portent certains des guerriers, qui servaient à Uccello d’études sur la perspective. Vous manquez de belles occasions d’éblouir le badaud, monsieur Haenel !

Je conseille encore la contemplation nocturne, un 25 mars, jusqu'au lever du jour (j'espère qu'en sortant de là, le 26, il n'a pas oublié de téléphoner à Pierre Boulez pour lui souhaiter un bon anniversaire), de l'Annonciation de Fra Angelico à San Marco : « La lumière, c'est du silence qui respire - un silence qui trouve sa justesse. Et peut-être ce silence est-il l'élément de la pensée qui se recueille en elle-même. / Une telle pensivité est l'autre nom de la lumière ». C'est-y pas envoyé ! Pour un peu, ça ressemblerait presque à de la pensée !

Et puis, il faut encore qu’on sache que Yannick Haenel a de hautes préoccupations spirituelles et qu’il est porteur de tout l’héritage biblique (développements sur Achab et Moïse) et chrétien, même si la religion fait ici office de simple vêtement de parade. L’histoire et le message de François d’Assise n’ont aucun secret pour lui.

Il décrit le Casentino dans le moindre détail, comme s’il y était né. Il connaît par cœur ou presque les Fioretti collectées après la mort du saint : « Qu’est-ce qui échappe au capitalisme ? L’amour ? La poésie ? Lacan disait : la sainteté » (p. 89). Et toc : voilà pour le nom de Lacan (sous-entendu : je l’ai lu, mieux, je l’ai compris). Il reste que tout le chapitre sur François est purement ornemental, flatteur pour l'écrivain peut-être, et qu'il n'est à aucun moment porté par une foi qui aurait quelque chose de vrai. Pur exercice esthétique de style à la rigueur, pour touriste averti.

Car il faut encore qu’on sache que Yannick Haenel, eh bien il sait écrire. La formule brillante, c’est son truc, même si le lecteur reste perplexe à mainte reprise : « Rester allongé à l’écart, c’est rendre son corps disponible au passage entre les hommes et les dieux. La transparence de la voix qui vient alors, et que personne n’entend, fait le pont entre le ciel et les montagnes ; elle occupe l’intervalle (ce même intervalle qui palpite entre les autres et moi) » (p. 148). Branché sur l'univers, pas moins !

Mais ce n'est pas le passage le plus illustratif de l'idée, j'ai la flemme d'en chercher davantage. Car il y a pire dans l’alambiqué et le fabriqué, semé un peu partout. J'arrête là. Je passe sous silence le chapitre japonais, avec le jardin zen obligatoire, auquel se joint un Bouddha qui fait marrer des Coréens.

Je renonce à aller chercher d’autres exemples : aux amateurs d’y aller voir. Pour moi, Yannick Haenel n’est rien d’autre qu’un poseur, un phraseur mondain qui, la coupe à la main, fait le beau, élégamment accoudé au marbre de la cheminée du salon devant les dames en décolleté qui boivent ses paroles. Il y a du Vendenesse ou du Rastignac dans cette pose.  Quand il écrit, il ne cesse de se regarder écrire, citant même à l’occasion des phrases écrites dans son carnet, et se les répétant à plaisir. Si c'est ça, la "prose poétique", la poésie inspirée, alors je retourne à ma charrue, à ma glèbe et à mes bœufs.

Quelques citations quand même, pour se faire une idée de l'esprit qui est ici à l'oeuvre : « Même si j'étais bâillonné de contraintes, il y aurait encore dans ma gorge, dans mon cœur et ma main, une mémoire de la faveur » (p. 65). 

« Je la relis à voix haute, lentement, avec une joie étrange : "Les dieux seuls parviennent à l'oubli : les anciens pour s'éloigner, les autres pour revenir". Le sourire de mystère qui glisse dans une telle phrase relève de la faveur » (p. 77, sur une phrase de Maurice Blanchot, l'un des préférés du bocal intello parisien).

« A chaque fois qu'on est lancé dans l'écriture d'un livre, on est porté par une faveur ; on est dans un lieu qui lui-même porte un lieu qui s'ouvre » (p. 119).

« Allongé dans le noir, je cherche une parole qui chasse les démons. Un tel éclat, s'il existe, ne se donne ni au travail ni au temps : il s'agit de convertir un danger en faveur. J'attends alors qu’Éros cesse de brouiller mon existence - qu'il devienne une chance » (p. 152).

« Faire l'expérience de la simplicité du temps est une faveur : cette simplicité n'est-elle pas l'autre nom du temps ? » (p. 166). Mon Dieu, que de faveurs le sort fait à Yannick Haenel, ma parole !  Vraiment, Yannick Haenel est un "favori des dieux" ? Faveur ? Faveur ? Est-ce que j'ai une gueule de faveur ?

Yannick Haenel fait une littérature de snob. Son truc, c'est l'affectation brillante. Cela donne une prose fabriquée, à la préciosité souvent outrée. Je Cherche l’Italie n’est pas un livre de savant, mais d’un cuistre étalant non un savoir, mais les signes d’un savoir dont à aucun moment il ne donne les preuves consistantes. Le journal de bord d'un touriste qui prépare la future soirée diapos devant les amis impressionnés.

Je Cherche l’Italie ressemble à un cortège de mariage qui klaxonne à percer les oreilles en passant dans les rues pour faire savoir au bon peuple que, le soir même, les étreintes amoureuses du nouveau couple ne se dérouleront plus dans le péché, mais seront couvertes du sceau de la légitimité républicaine, voire divine. San Antonio les appelle quelque part les « grimpettes légitimes ».

Avec sa litanie obsessionnelle de noms propres lancés comme des slogans publicitaires, Je Cherche l’Italie a quelque chose du concert de klaxons.

C’est d’autant plus regrettable que le constat que Yannick Haenel pourrait dresser du monde qui est le nôtre voisinerait sans trop d'incompatibilité avec l'impitoyable diagnostic posé en son temps par le grand Philippe Muray, ainsi qu'avec l'analyse approfondie qu'en fait depuis lors, roman après roman, l'immense Michel Houellebecq.

Malheureusement, ce monde, tel qu'il est, ne lui paraît pas encore aussi invivable que le disent ces grands prédécesseurs. Comme décor de fond de scène pour accompagner la grâce de ses évolutions, ce monde, malgré les taches qui voudraient le défigurer, conserve assez de beaux restes aux yeux de Yannick Haenel.

Il s'y trouve, finalement, pas si mal. Il y trouve trop de satisfactions de l'esprit pour le conspuer totalement. Il n'a pas l'estomac assez sensible à l'indigeste. Il reçoit de ce monde assez de gratifications, il en tire assez de bénéfices, sa situation personnelle est assez satisfaisante pour n'en pas demander davantage. Il s'apitoie, des hauteurs de sa terrasse, sur le sort des affligés qui se débattent au loin : Sénégalais, Lampedusa, Hiroshima, Fukushima, chambres à gaz, personne ne pourra lui reprocher de ne pas avoir pensé aux malheureux. 

Yannick Haenel se contente. Il se paie de mots. Il n'est pas à la hauteur de l'enjeu. Il se couche. Il n'a pas le courage de s'opposer. Comme aurait dit Aristide Bruant (« Nini peau d'chien ») : il a le « foie blanc ». Houellebecq, lui, pour s'opposer, est capable de s'oublier totalement dans ce qu'il écrit, y compris et surtout quand il invente un personnage nommé Michel Houellebecq. S'oublier : voilà bien ce dont Yannick Haenel se montre totalement incapable dans Je Cherche l'Italie.

Sous son dehors clinquant de livre de premier de la classe, Je Cherche l'Italie est un livre prétentieux. Balzac aurait dit : le livre d'un paltoquet. Il paraît que monsieur Haenel écrit aussi des romans. On est content pour lui. Grand bien lui fasse.

Voilà ce que je dis, moi. 

samedi, 14 mars 2015

YANNICK HAENEL, C'EST QUOI ?

1/2

HAENEL YANNICK.jpgJ’ai acheté puis lu Je Cherche l’Italie après avoir entendu Yannick Haenel en parler lors d’une interview radiophonique. Tewfik Hakem avait fait un parallèle entre cet ouvrage et l’univers houellebecquien. L’interview avait mis l’accent sur un aspect de la démarche : Haenel est allé vivre à Florence en emmenant femme et enfant, pendant trois ans. L’auteur décrivait la catastrophe dans laquelle la « modernité » économique, personnifiée dans cette verrue obscène qui a nom Berlusconi, avait plongé l’Italie. Le discours attirait mon attention.

A l’entendre, au cours de son séjour, il n’avait pas rencontré d’Italiens : seulement des Sénégalais, qui refusaient de parler le français qu’ils connaissent, et ne s’exprimaient qu’en italien. A l’entendre, son livre était majoritairement consacré au tableau apocalyptique qu’il dressait de l’Etat italien et de sa décomposition, et du sort misérable dans lequel vivaient les dits Sénégalais, exposés aux cruautés des mafias qui les exploitaient et les terrorisaient. C’est cela qui avait motivé mon achat : je m’attendais à lire l’œuvre d’un cousin de Houellebecq, et apprendre des choses sur l’état du monde.

Quelques pages m’ont suffi pour déchanter. Il m’a donc fallu un rien d’obstination pour achever ma lecture : je tenais à ne pas avoir claqué pour rien 17,5 €. Autant rentabiliser. Heureusement, le livre est léger (à peine 200 pages), mais léger à tous les sens du terme. Futile comme un fétu qui fuit au vent mauvais qui l'emporte, pareil à la feuille morte. En un mot : un livre inutile. La parenté supposée avec Michel Houellebecq est une pure postulation imaginaire. Une maldonne. Une imposture.

D’ailleurs, au cours de l’interview, Yannick Haenel a tenu à se démarquer de ce cousinage hasardeux et encombrant. Pour lui, la littérature de Houellebecq est marquée par une détestable haine de soi et du monde. Autant dire, à ce stade, que Yannick Haenel ignore ce que peut (doit ?) être la grande littérature, syndrome largement partagé par les poissons et les grenouilles qui s’ébattent dans le marigot littéraire parisien. Yannick Haenel est l’un des innombrables descendants de « La Grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf ».

Qu’en est-il des Sénégalais italiens, dans Je Cherche l’Italie ? On en croise un, très vaguement, aux pages 12 et 13 : « Le jeune Noir était sénégalais, il venait de l’île de Gorée ». Ah, l’île de Gorée, Obama demandant pardon au continent africain pour le honteux trafic d’êtres humains à travers l’Atlantique ! Quel symbole !

Et puis le jeune Noir refait une apparition aux pages 119 à 121, où l’on apprend que son prénom, Issa, est le nom arabe de Jésus. Au total, trois pages de texte. Un point c’est tout. Autrement dit une crotte de mouche. La réalité sordide dans laquelle est plongée l’Italie fait l’objet de quelques flashs, allusions et incidentes, trop courts cependant pour former un sujet à part entière. Encore moins former le sujet du livre. L’interview radio faisait une publicité mensongère. Comme souvent, quand un auteur est doué oralement pour vendre sa camelote. Bien fait pour moi. Ça m’apprendra. Peut-être.

Bon, alors de quoi parle-t-il, ce bouquin ? Eh bien c’est très simple : Yannick Haenel parle de Yannick Haenel. C’est un truc très à la mode dans le marigot littéraire parisien : Christine Angot parle de Christine Angot ; Emmanuel Carrère parle d’Emmanuel Carrère…. Alors pourquoi pas lui, n’est-ce pas ? Qu’ont-ils donc tous, à faire étalage de leur moi ? De leur agenda ? De leurs petites réflexions sur eux-mêmes et le sens de la vie ?

Mais attention, Yannick Haenel ne parle pas de lui-même comme s'il était n’importe qui. Yannick Haenel n’est pas le premier venu, il faut que ça se sache. Cet homme est tellement plein de lui-même que toute sa prose exsude son moi comme s’il en pleuvait. Il arrose la compagnie de l’onction de soi-même, plus fort que Dassault n’achète ses électeurs. Il faut que le lecteur sache qu’il est en face d’un intelligent, qui fait profession d’intelligence et de culture : Yannick Haenel en personne.

Et puis il faut aussi qu’on sache que l’auteur est en très bonne et très auguste compagnie. C’est ainsi que le lecteur est invité à assister à un déluge : c’est, de la première à la dernière page, une cataracte, une avalanche de noms propres, de références, toutes plus savantes les unes que les autres. Une ribambelle de noms propres assez connus pour être incontestables, assez haut placés pour inspirer le respect. Une forêt d’oriflammes brandis comme des slogans. Attention les yeux ! Yannick Haenel vous en met plein la vue.

Vous ne savez plus où donner de la tête : entre les références à Nietzsche et les commentaires sur Georges Bataille (omniprésent tout au long des pages, pensez, il lit chacun des douze volumes de ses Œuvres complètes (Gallimard, des gros pavés) dans l’ordre chronologique), l’auteur vous assène : « Je lis Hegel, Bataille, Kojève » (p. 73). Ici, ce sera un « dropping » de Rimbaud, là un miasme de Maurice Blanchot, ailleurs une crotte de Guy Debord, plus loin, quelques relents de La Divine Comédie, etc.

Cette toile de fond de noms propres à grosse réputation, je vais vous dire, c’est juste fait pour intimider, exactement comme les hooligans se servent des signes d’une violence possible pour se rendre maîtres du terrain. Là, ce n’est plus dans la vue, c’est dans les gencives, car Hegel, il faut vraiment vouloir : quel héroïsme, quand même, ce garçon. Essayez seulement la « Préface » à La Phénoménologie de l’Esprit. Mais mon esprit épais et rustique est rétif à la philosophie, du moins ainsi entendue. Question d'altitude, sans doute.

Et puis, une bonne projection de postillons de noms propres à prestige dans la figure de l'interlocuteur, au fond, pas de meilleur moyen pour ne pas entrer dans le détail des problématiques propres à chacun. "Je lis Hegel", c'est comme un cuistot qui vous dit "ça mitonne", mais se garde bien de soulever le couvercle pour vous faire renifler la réalité de sa tambouille. Ça évite de fatiguer le lecteur, en même temps que ça le muselle. Je me rappelle quelques prestations et articles d’un certain Philippe Sollers, où celui-ci, tel un Larousse des noms propres, semait pareillement à tout vent les références savantes, pour dire que, n’est-ce pas …

C’est peut-être un hasard (mais j’en doute) si Je Cherche l’Italie est publié dans la collection « L’infini », dirigée par … Philippe Sollers. Toujours côté noms propres : « Qu’est-ce qui échappe au capitalisme ? L’amour ? La poésie ? Lacan disait : la sainteté » (p. 89). Et toc : voilà pour Lacan. Et puis avec le Sénégalais : « Comment s’appellent tes dieux ? – Chrétien de Troyes, Dante, Kafka ».

Yannick Haenel a mis toute la culture européenne et chrétienne dans son grand sac. Du moins, en affiche-t-il un concentré des signes prestigieux de la culture. En porte-t-il la chose ? On n'est pas forcé de le croire.

Voilà ce que je dis, moi. 

jeudi, 12 mars 2015

HOUELLEBECQ ECONOMISTE

MARIS HOUELLEBECQ.jpgRésumé : il n'y a pas de science économique. C'est Bernard Maris qui l'écrit. Cela rend d'autant plus insupportable l'actuelle dictature que l'économie fait peser sur le monde. Michel Houellebecq, dans son œuvre, la révèle de façon infiniment plus vivante que n'importe quel manuel, plus percutante que n'importe quel pamphlet. Bernard Maris parle excellemment de l'œuvre excellente de Michel Houellebecq.

 

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Plus rien n’échappe désormais aux impératifs de compétitivité, de rentabilité, de croissance, de mondialisation. On va vers une nouvelle forme de totalitarisme, la meilleure : celle qui suscite une adhésion spontanée des masses. Le totalitarisme consenti. Même plus besoin de les enrégimenter : elles se constituent elles-mêmes en troupeaux dociles, grâce en particulier à cet instrument totalitaire et consensuel de domestication qu'est la télévision. 

 

Les Etats démocratiques n’auront en effet bientôt plus leur mot à dire : les tribunaux arbitraux que s’apprête à mettre en place la négociation Europe-Etats-Unis les condamneront (et leurs contribuables) à payer la moindre entrave à leur commerce, enfin libéré de toutes les réglementations, y compris celles qui protègent la santé des consommateurs, des citoyens, des automobilistes et des conseillers fiscaux.

 

Quand on sait, avec le cas Bernard Tapie, les saloperies dont sont capables les juges arbitres qui y siègent à huis clos et qui n'ont de comptes à rendre à personne, on devine le sort que nous réserve l'institution de tribunaux arbitraux dans les différends qui opposeront les grandes firmes transnationales aux Etats démocratiques.

 

Les autorités politiques des pays, émanées de processus électoraux (qui valent ce qu'ils valent), se sont fait déposséder de leur pouvoir effectif au profit d’instances économiques dépourvues, elles, de toute légitimité démocratique. Dans ses échanges, parfois vifs, avec Jean-Marc Sylvestre, Bernard Maris dénonçait avec constance et cohérence tout ce qui a tendu, au cours du temps, à faire de l’économie non plus un moyen d’apporter la prospérité aux populations, mais une fin en soi, un Graal, presque une loi de la nature, imposant sa nécessité aussi sûrement que la gravitation universelle.

 

Je viens de lire Houellebecq économiste, paru en 2014 (Flammarion), écrit par Bernard Maris, qui était, dit-on, l'ami de l'écrivain. Cela doit être vrai, puisque le romancier a suspendu la « tournée de promo » après avoir appris la mort de l’économiste dans le carnage de Charlie Hebdo. La « tournée de promo », c’est le parcours auquel les auteurs, à la sortie de leurs films, livres ou autres s’astreignent, plus ou moins obligés par le service com’ de l’éditeur, du producteur, …

 

Un peu de temps ayant passé depuis les attentats de janvier, j’ai pu lire Houellebecq économiste avec une distance apaisée. Disons-le, c’est un livre fort intéressant pour qui s’intéresse à l’œuvre de Houellebecq. Dire que c’est mon cas serait peu dire. Disons-le dans la foulée : ce n’est pas une étude universitaire, mais un tout petit livre (149 pages très aérées), que ceux qui connaissent l’esprit des deux auteurs liront sans problème.

 

Disons quand même que Bernard Maris exagère quand il écrit : « De Michel Houellebecq je ne connais que les livres » (p. 18). C’est très vilain de mentir. Pour être franc, il lui tresse trop de couronnes de laurier, ça finit par sentir l'emphase partiale, voire l'outrance partisane. Mais à part ça, c’est un livre tout à fait digeste, que le non-économiste que je suis a avalé aisément : l’auteur ne nous assène en effet ce qu'il faut d’économie que pour faire le lien entre l’œuvre du romancier et les élucubrations criminelles des théoriciens du libéralisme déchaîné.

 

De toute façon, les économistes, Bernard Maris ne les porte pas dans son cœur. Ce n’est pas pour rien que le deuxième mot du livre est « secte ». Il en dénonce le « discours hermétique et fumeux. On les respecte parce que l'on n'y comprend rien ».  Mais il prend soin également de préciser : « Faire de Houellebecq un économiste serait aussi honteux que d’assimiler Balzac à un psycho-comportementaliste » (p.22). Précaution qu’il renouvelle en conclusion : « Houellebecq parle-t-il d’économie ? Non, direz-vous, et vous aurez raison » (p. 139).

 

Moi qui suis un thuriféraire assumé de l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq, j’ai trouvé dans le livre de Bernard Maris une autre raison de l’admirer (l’œuvre, pas le bonhomme, car moi je peux affirmer sans mentir que je ne le connais que par là). En même temps, j’ai trouvé confirmation de quelques convictions bien arrêtées sur la marche économique du monde actuel vers un abîme de plus en plus probable et proche.

 

Une marche que le romancier a comprise dans toutes ses dimensions, avec une acuité digne des grands de la littérature. Contrairement à ce qu’une cohorte de minables et de vendus répandent à plaisir sur le compte de l’auteur honni (mais plébiscité par les lecteurs, voir le classement des ventes de livres), en termes d’insanités, d’invectives et de venin haineux, Michel Houellebecq est le seul écrivain français qui ait ce génie pour traduire en fiction romanesque l’horreur que provoque le spectacle qui se déroule sur la scène planétaire. Il rend palpable et compréhensible le pressentiment de la catastrophe.

 

Dire que Bernard Maris connaît comme sa poche l’œuvre de Michel Houellebecq, poésie, essais, romans, œuvres diverses, c’est inutile, tellement ça tombe sous la comprenette. Il l’a parcourue en tous sens, et avec la grille de lecture qu’il propose dans Houellebecq économiste, il nous livre une synthèse quintessenciée de ce qu’elle peut enseigner à tous ceux qui aimeraient bien que ce qui reste d’humanisme dans le monde aujourd’hui ne soit pas écrasé par le rouleau compresseur de l’économie mondialisée.

 

La vie humaine réduite à la compétition économique, cela s’appelle aussi la LOI DE LA JUNGLE. Le monde est atteint d’un cancer que se plaît à faire proliférer un petit nombre de méga-entreprises devenues trop puissantes pour que des Etats lui opposent une autre résistance que de pure forme.

 

Alors, la « phase terminale », c’est pour quand ? A quand, les « soins palliatifs » ? A quand, la « sédation profonde » en vue de la fin de vie ?

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Note : c'est à regret que je le fais, mais je le dois à madame la langue française. J'en suis désolé pour les mânes de Bernard Maris, mais il n'a pas le droit d'écrire, p. 58 : « La main de fer du marché poigne votre petite main, à jamais ». Même si l'idée est juste, il n'existe pas de verbe "poigner". Il existe en revanche un verbe "poindre". Il est du troisième groupe. La troisième personne du singulier est donc "point". Espérons que les mânes d'oncle Bernard ne m'en voudront pas trop.

 

Je profite de l'occasion pour rappeler à tous en général, et aux journalistes en particulier qu'il n'y a pas de verbe "bruisser", que le verbe bruire est aussi du troisième groupe et que, conjugué à la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif, il se termine aussi par un "t" : la ville bruit de rumeurs. Pitié pour la conjugaison française ! Pitié pour notre langue !

 

To whom it may concern. 

vendredi, 06 février 2015

QU'EST-CE QU'UN GRAND ROMAN ?

Nous étions en train de causer de Soumission, de Michel Houellebecq, et de l'effet déflagrant produit, en général, par les livres du monsieur, et en particulier par le dernier, dans le tout petit nombril du monde des Lettres parisiennes. Bien que j'aie une idée floue de ce qu'un « effet déflagrant » donne dans un « tout petit nombril » (merci d'admettre la licence poétique des images !).

 

2/2

 

« Qu’on pèse donc les mots, polyèdres d’idées, avec des scrupules comme des diamants à la balance de ses oreilles, sans demander pourquoi telle ou telle  chose, car il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus. » Il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus. Voilà, c’est lumineux. Remarquez que c'est contraignant : il faut avoir appris à lire. C’est Alfred Jarry qui écrit ça (dans le Linteau des Minutes ...). Vrai qu'Alfred Jarry était ambitieux et qu'il « n'écrivait pas pour les paresseux » (c'est Noël Arnaud qui dit ça).  Rien à ajouter.

 

Mais il faut croire que non, soit ça crève les yeux tellement c’est simple, soit ça demande un effort tellement c'est simple. Je me demande si ce n’est pas précisément l’effort qui rebute mesdames Angot et Devarrieux. Ajoutons Raphaëlle Leyris (Le Monde, 8 janvier), pour faire bon poids. En tout cas, j'en conclus que ces dames préfèrent le tarabiscoté.

 

Pour elles, cette simplicité de l'évidence qui saute aux yeux à la lecture de Soumission est éminemment suspecte, alors que c'est, tout simplement, le summum actuel de l'art romanesque. Modiano est, dans une tout autre tonalité, du même tonneau, du genre qui coule de source. Essayez donc, pour voir si c'est facile. Je vous jette mon gant : allez-y, faites aussi bien.

 

Je signale libéralement aux bons amateurs, aux lecteurs de Faustroll et autres pataphysiciens à qui la chose avait échappé, que le « scrupule » dont parle Jarry correspond visiblement à la définition 1 du Littré (éditions du Cap, 1968, p. 5786) : « petit poids de vingt-quatre grains (proprement, petite pierre, prise primitivement pour peser) » (noter la rafale d’allitérations en p). Ce scrupule est en fait une unité de poids : 1,272 gramme, le grain pesant 0,053 g. Vous pouvez vérifier : ça vient du latin « scrupulus : petite pierre pointue». Comme quoi, avoir la conscience légère n'est pas seulement une métaphore. Passons.

 

Je reviens à mon idée de machine. Il faut noter que le romancier est dans l’absolue solitude pour fabriquer chacune de ses pièces. Supposons qu’il a une image globale précise de l’ensemble. Eh bien je vais vous dire, s’il veut que « ça marche », il est obligé de se mettre tout entier dans la fabrication de chacune des pièces. Chacune contient l'écrivain tout entier.

 

S’il veut que ça marche, il ne peut pas se permettre de prendre parti pour l’un de ses personnages contre un autre. Il ne peut se permettre d'en juger aucun. Il n'a pas le droit d'en penser quoi que ce soit. D'abord parce que tout le monde s'en fout. Ensuite parce que l'histoire s'effondrerait avant de commencer. 

 

Ou alors s'il juge, il faut qu'il endosse successivement la tenue du  président du tribunal, puis celle des assesseurs, puis celle de chacun des jurés, puis celle du procureur, puis celle de l'avocat, puis celle des parties civiles, puis celle des témoins, puis celle des experts, puis celle du greffier, puis celle des policiers de garde, puis celle de chacun des individus composant le public qui assiste au procès, puis celle des bancs, de la barre, des colonnes et des lambris, puis celle des plantes vertes en pot, puis celle de la serpillière qu'on passera après la fermeture, puis celle de la pendule, bref : il faut qu'il fasse tout à lui tout seul. Mieux : il faut qu'il soit tout, du président jusqu'à la serpillière. Tout simplement parce qu'il doit laisser chacun de ses personnages aller jusque tout au bout de sa logique. C’est précisément ce que sait faire Michel Houellebecq. Admirablement.

 

Oui : il doit impérativement être chacune des pièces, à 100 %, à tour de rôle, pour qu’elle joue son rôle vivant le moment venu. Le romancier joue successivement les rôles de toutes les marionnettes dont il manipule les gestes, les membres, les silhouettes, les âmes. Le grand roman est la machine qui parvient à donner chair à ces êtres de bois, comme la fée à la fin du Pinocchio de Walt Disney, pour le bonheur de Gepetto.

 

Le romancier se situe au sommet de l’échelle du métier d’acteur de théâtre : son art de la métamorphose vestimentaire, faciale, vocale et gestuelle n’a pas de rival dans toute la littérature dramatique. Le génie romanesque habite celui qui a su suivre modestement, pas à pas, la logique interne de la machine qu’il a conçue et mise au point, au point d'en faire un être vivant.

 

Quand on a cette maîtrise, ça donne Michel Houellebecq. Et pas besoin de fée : ce qu'il écrit est à prendre pour ce que c'est : un diagnostic froid, mesuré, raisonnable, impeccablement formulé, posé sur le spectacle du monde qui est le nôtre.

 

Imaginez : s’il prend parti pour telle pièce plutôt que pour telle autre, le roman est foutu, puisque c'est adopter le même langage binaire et manichéen qu'un certain George W. Bush en 2003 : « Ceux qui ne sont pas avec nous, dans cette croisade pour le Bien, sont contre nous, du côté de l’Axe du Mal ». En matière de littérature romanesque, ça donne du Christine Angot : ça ne fait pas de vrais livres, mais alors qu'est-ce que ça écrit !!!!!!

 

Allah nous en préserve ! Nous sommes modestes. Nous, ce qu'on aime, c'est seulement la littérature.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

jeudi, 05 février 2015

QU'EST-CE QU'UN GRAND ROMAN ?

Je reviens sur l'animal Houellebecq et le merdier que son Soumission a semé dans le jeu de quilles auquel le petit monde parisien (éditeurs, écrivains, critiques, bref les je-te-tiens-tu-me-tiens) consacre ses loisirs aseptisés.

 

1/2

 

Que pense Michel Houellebecq de ses personnages ? Et de la situation décrite dans Soumission, surtout à la fin (ah, la dernière phrase : « Je n’aurais rien à regretter » perdue toute seule tout en haut de la dernière page ! Vous vous rappelez Balavoine : « J'veux mourir malheureux Pour ne rien regretter » ?) ?

 

Mais faut-il seulement, comme l’écrit Christine Angot, que le romancier « pense » quelque chose de ses personnages ? Moi, sur l'îlot perdu de mon minuscule compte en banque de données mentales, je me permets de trouver cette idée très bête. Soyons péremptoire : cette question ne peut germer que dans la cervelle d'un abruti.

 

Autant demander à Ingres ce qu'il pense de L'Odalisque, à Michel-Ange ce qu'il pense de Moïse ou à Mozart ce qu'il pense de Figaro. Pour une raison très simple : un roman est un système autonome. Une machine si vous voulez. Enfantin, vraiment : l'œuvre se résume-t-elle au moi de celui qui l'a créée ? Poser la question, c'est y répondre. Quand Modiano termine un roman, n'a-t-il pas l'impression que celui-ci lui est déjà devenu hostile (voir récemment) ? Bonne définition de l'altérité radicale portée par l'œuvre une fois qu'elle est achevée.

 

Méfiez-vous des gens qui fusionnent l'œuvre et le moi du créateur : pour eux, "même" et "autre", c'est kif-kif. Le même c'est l'autre et lycée de Versailles. Inquiétant, non, ce moi tout-puissant ? Cette négation de l'autre ? Allez dire ça à Denis Vasse (Un parmi d'autres, Seuil, 1988). Même l'enfance de l'art distingue l'artiste et le résultat de son travail. Créer des œuvres, c'est passer son temps à couper des cordons ombilicaux. C'est sans doute ce que certains ne supportent pas.

 

Refuser de couper le cordon (par exemple poser la question formulée au début), c'est être très bête ou très menteur. C'est en tout cas n'avoir rien compris à l'art. L'œuvre achevée, je veux dire la belle, la grande, ne garde aucune trace des états d'âme de son auteur. Sauf à la rigueur aux yeux du spécialiste. Pour une raison très simple : l'auteur ne pense qu'à l'effet qu'il faut produire pour que l'œuvre puisse être dite "accomplie". Qu'il s'y projette, ce n'est supportable que quand ça reste accessoire, voire invisible.

 

Regardez même les Essais de Montaigne, qui n'était pas romancier, lui, et qui précisément prétendait se peindre au naturel : l'auteur y est partout et nulle part. Essayez donc de le saisir, tiens, si vous ne me croyez pas, et commencez à mesurer les rayons de bibliothèques occupés par la littérature que des légions de commentateurs ont pondue pour tenter de dessiner les contours de la silhouette de Michel de Montaigne, l'un des deux pères fondateurs littéraires de la Renaissance. 

 

Le romancier, s’il veut que sa machine fonctionne, est face à une tâche délicate : concevoir et dessiner chacune des pièces avec la plus grande précision, fraiser, aléser, chantourner, polir, ajuster. Ensuite, il doit les assembler, les agencer, les emboîter les unes dans les autres, selon la logique implacable et forcément mécanique de la machine que son esprit a entrevue. Résultat : le roman est bon si la machine fonctionne. Or Soumission fonctionne à la perfection (avis personnel).  

 

Comment est-ce possible ? La réponse que me dicte l'évidence est : dans le maelstrom des romans "de facture classique" qui paraissent à jet continu, Houellebecq dépasse tout le monde. Et je me dis que c'est un peu normal que chacune de ses parutions lance un débat : ces échauffourées autour de ses livres (et même de sa personne) sont une forme d'hommage des vassaux au suzerain. La supériorité est trop évidente. Le concert de coassements qui s'ensuit en est l'aveu. Houellebecq est loin au-dessus, loin devant. Et tout le monde le sait. Et ça en fait chier un bon nombre.

 

« Pensez-vous quelque chose de vos personnages ? » est donc une question dénuée de sens. Angot est seulement à côté de la plaque. On s'en doutait un peu. Remarquez qu’elle n’est pas la seule : Claire Devarrieux, dans son éditorial de Libération du 3 janvier, s’inquiète, à propos de l’auteur, qu’on ne « puisse déterminer quel est le fond de sa pensée ». Mais qu’est-ce qui leur prend ? Je vais vous dire : on s'en fiche, du fond de la pensée de Michel Houellebecq. Si toutefois ce qu'on attend de lui s'appelle "Littérature".

 

Autant demander à Balzac ce qu'il pense du Père Goriot. A-t-on seulement idée de proférer pareille niaiserie ? Dans son chef d'œuvre, Balzac est Goriot aussi bien que Delphine de Nucingen et Anastasie de Restaud, ses filles, tout comme il est la mère Vauquer avec toute sa pension, il est Vautrin, il est Rastignac, et tutti quanti. Seul moyen, en vérité, d'animer, de donner vie et souffle à tous ses personnages. C'est ainsi, je crois, qu'il faut comprendre la célèbre phrase : « Madame Bovary, c'est moi ».

 

On se fiche du fond de la pensée de Flaubert. On se fiche du fond de la pensée de Balzac.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

jeudi, 29 janvier 2015

CHRISTINE ANGOT A LA HAINE 5 (fin)

5

 

Je me serais arrêté au billet précédent pour dire tout le mal que je pense de ce qu'écrit Christine Angot, si la dame, en plus de la niaiserie épaisse de sa façon de voir le monde, les rapports humains et la littérature, n'avait pas montré, dans Le Monde du 16 janvier, le bout odieux de sa haine pour Houellebecq. Et plus généralement pour la littérature.

 

Je commence par l'insinuation venimeuse. Ce sont deux affirmations qui se suivent à quelque distance : « Le but, à travers la littérature, n'est pas de nier l'humain ni de l'humilier » ; « Les attentats des 7, 8, 9 janvier sont une autre façon de dénier l'humanité à des gens ». Quand on rapproche ces deux évidences éclatantes, l'odieux de la chose saute aux yeux. Christine Angot, pour insinuer cela, a au moins de la boue entre les deux oreilles. Comme si Michel Houellebecq déniait l'humanité des gens, comme elle le badigeonne à la truelle dans le développement qui va de l'une à l'autre.

 

Grave erreur, ma pauvre dame, qui montre bien que vous ignorez ce qu'est la littérature : Houellebecq observe seulement la dénégation d'humanité que le monde actuel fait subir à l'humanité. On pourrait même interpréter Soumission comme une dénonciation de ce processus inexorable.

 

Mais non contente d’exhiber la confusion notionnelle dans laquelle baignent ses « idées » pâteuses, en même temps qu’elle psalmodie la rengaine de ses incantations autour le « l’humain », qu’elle feint de sacraliser, elle opère un rapprochement que je qualifierai tout simplement de dégueulasse. Désolé, je ne trouve pas d’autre mot.

 

Voici la vomissure : « La société a des pulsions mortifères qui l’ont conduite à porter aux nues Marine Le Pen, Zemmour et Houellebecq, dans une suite logique, MLP, l’action, Z, le raisonnement, H, la rêverie, ça ne nous oblige pas à faire le même choix » (je cite strictement comme c’est publié). Ah, ils me font bien hennir, tous ces responsables qui appellent à ne pas faire des « amalgames ».

 

Qu’ils empêchent donc Christine Angot de commencer : elle s’y connaît, en amalgames. Houellebecq et Le Pen même combat ? Oui, elle s'y connaît aussi en « stigmatisation ». J'appellerai ça une saloperie. Quels autres crabes dans son panier ?

 

Notez l'enchaînement logique redoutable : 1 - La littérature doit célébrer l'humain ; 2 - Or Le Pen-Zemmour-Houellebecq sont dans le même bateau ; 3 - Donc Houellebecq est du côté des attentats islamistes. Tout ça pour que le lecteur déduise de lui-même : Houellebecq est un salaud. Mon dieu qu'elle est belle, l'âme de Christine Angot !

 

Une femme politique (MLP) qui fait miroiter des illusions d’espoir et de solutions aux yeux de millions de gens pris dans la nasse pour accroître la part de son gâteau électoral ; un histrion batteur d’estrade (EZ) qui s’est fait une spécialité lucrative, en compagnie de deux ou trois autres, de contester le système (je l’ai entendu intervenir dans les médias. Conclusion : pas sérieux, monsieur Zemmour !).

 

Comme mariage d’une carpe et d’un lapin, je trouve que c’est déjà pas mal. Leur point commun ? Ah si, ils en ont un : vendre du bla-bla à une clientèle qui ne demande que ça. Le Pen et Zemmour, non merci, ce n’est pas ma tasse de thé. Je n’ai rien à voir avec ces marchands de camelote (ceci dit au risque de chagriner Solko : qu’est-ce qu’il croit ?).

 

Leur relatif succès tient sans doute d’abord au fait qu’ils ne sont pas au pouvoir (et je n’ai aucune envie de les y voir). Et puis aussi, qu’ils tiennent un discours qui, apparaissant en rupture avec la langue de bois dominante, semble entrer en résonance avec les préoccupations profondes de la population. Fumées. Grave erreur. Le vraisemblable n’est pas le vrai. Le simulacre n'est pas la chose. Le mirage n'est pas l'oasis.

 

Par là-dessus, fourrez dans ce sac de nœuds de vipères le seul véritable écrivain français vivant qui soit connu à l’étranger (le monde a découvert Modiano avec le Nobel). Pour des raisons qu’il serait fastidieux d’examiner, mais enfin, elles doivent être un tout petit peu fondées. Les Allemands se l’arrachent et pondent des thèses sur son œuvre. Est-ce le moment d’entonner le refrain d’Obélix : « Ils sont fous, ces Germains ! » ? Serait-ce bien sérieux ? Disons-le : Michel Houellebecq est le seul écrivain français actuel que les étrangers lisent un peu. Je dis : tant mieux !

 

Parce qu’il faut bien dire qu’en France, c’est l’étouffoir. Non non, ce n’est pas la voix de Houellebecq qu’on étouffe. C’est sûr que beaucoup de gens voudraient bien. Mais il faudrait pouvoir. Rien qu’à voir le classement des ventes de livres paru dans Libé le 15 janvier, ce n’est pas parti pour. Tant mieux. Et je ne parle pas du succès du livre d’Eric Zemmour. Que je n’ai pas lu. Et que je ne lirai pas. Je me dis que ce simple fait devrait au moins inspirer un peu de modestie aux commentateurs, surtout malintentionnés.

 

Non, l’étouffoir dont je parle est celui que toutes sortes de groupes de pression font peser sur l’expression libre. Je veux parler de l’étouffoir policier ou judiciaire qui menace tous ceux qui n’entrent pas dans le moule idéologique dominant. Combien sont-ils, les chiens de garde, à surveiller, chacun dans son pré carré, que nul orteil ennemi ne s’avise de fouler une motte de son herbe minoritaire ?

 

Combien sont-ils, les glapisseurs, à attaquer le moindre mot qui dépasse et à en faire un délit ? « Punissons, ça nous permettra de ne pas traiter les problèmes et de garder la tête dans le sable ! ». Combien sont-ils, juifs, féministes, homosexuels, noirs, musulmans à avoir ainsi obtenu le rétablissement de la censure ? A avoir tué la liberté d'expression dont tout le monde se fait un drapeau aujourd'hui ? Les petits calculs salement électoraux des responsables politiques font le reste. Ils préfèrent laisser la société se gangrener de toutes sortes de haines mutuelles qui s'entre-nourrissent.

 

Ah, ils peuvent bien citer la phrase rebattue de Voltaire (« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, etc … »). Ah, ils peuvent bien défiler derrière la banderole « Je suis Charlie », tous les alligators, au nom de la « liberté d’expression ». Qu’elle était belle, la France, du temps de la liberté d’expression. Aujourd’hui, certains mots sont inscrits au Code Pénal. Cette seule idée que des paroles verbales soient inscrites au nombre des délits passibles de la correctionnelle est juste répugnante.

 

Cette France n'est pas la mienne. Ma France à moi ne connaît pas la diabolisation des opinions. Ma France à moi n'aime pas les Fouquier-Tinville, même de sexe féminin (Caroline Fourest, Christine Angot, Annie Ernaux, ...). Non plus que les curés façon Edwy Plenel (récitation pieuse du bréviaire le jeudi matin).

 

Ma France à moi laisse Dieudonné faire le pitre, Eric Zemmour et Alain Soral expliquer (à leur façon) le dessous des cartes à des ignorants, les Le Pen insulter l'histoire, Richard Millet planter ses banderilles provocatrices. Ma France à moi est assez forte pour supporter tous les propos, y compris ceux des malades mentaux et des fronts bas, à quelque obédience qu'ils appartiennent.

 

Ma France à moi, celle des Lumières, ne s'arroge pas le droit de faire taire. Si la loi pénale condamne des propos (hors diffamation ou injure), c'est la loi qui a tort.

 

Je ne confondrai jamais les paroles et les actes.

 

Pas de limite au droit de dire ce qu’on veut. Pas de limite au droit de se moquer. Pas de limite aux droits de la littérature.

 

Pas de limite aux mots.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

mardi, 27 janvier 2015

CHRISTINE ANGOT A LA HAINE 3/?

3

 

Que dit-elle, la pauvre Christine Angot, de Michel Houellebecq ? Dès le début de son papier, on comprend que c’est très mal emmanché : « Quand on m’a proposé, fin décembre, d’écrire sur Houellebecq, je n’ai pas voulu. Je n’avais pas envie de m’intéresser à lui, il ne s’intéresse pas au réel, qui est caché, invisible, enfoui, mais à la réalité visible, qu’il interprète, en fonction de sa mélancolie et en faisant appel à nos pulsions morbides, et ça je n’aime pas ». Le « réel caché », apparemment, c’est le grand truc de l’existence de Christine Angot. Mais ça commence quand même par une énormité : apprendre que Houellebecq ne s'intéresse pas au réel, ça fait quand même un choc culturel.

 

Moi, ce que je n'ai pas compris, c’est ce qu’Angot met derrière le mot « réalité » : selon elle, est réel ce qui « est caché, invisible, enfoui ». Ah bon. Dès que je le vois, j'en parle à mon cheval. Notez que je ne dis pas que c’est faux. C’est une option. Mais ce qui suit est aussi un symptôme intéressant. J'en suis même à me demander si tout ce qu'écrit Christine Angot n'est pas à considérer, en soi et en bloc, comme un énorme symptôme. Non monsieur, je n'ai pas dit "furoncle". 

 

En gros, elle reproche à Houellebecq de braquer son regard sur le monde qu’il a sous les yeux, mais avec de telles lunettes mélancoliques et morbides que l’image qu’il en restitue dans ses livres est fausse et haïssable. Ah bon. Je crois bien que c’est là que nos routes se séparent, madame. Je crois justement que Houellebecq figure parmi les auteurs qui ne font pas les autruches face aux menaces que le monde tel qu'il s'annonce fait peser sur l'avenir de l'humanité. Lui au moins, il propose un regard sur ce monde. Il ne se contente pas de manier sa touillette dans sa tasse en plastique devant la machine à café. Et le monde dont il parle est tout à fait « réel ».

 

Parce que, si j’ai bien compris Christine Angot (et je crois que j’ai bien compris), il ne faut pas se contenter de la réalité visible, il faut creuser cette matière dans l’espoir d’atteindre l’essence des choses. Enfin, ce ne sont pas ses termes : « Ce qu’il y a derrière la réalité visible, c’est le réel. Et le réel c’est nous. Mais c’est le nous qu’on ne voit pas ». Oui, j’ai peut-être mal traduit. Si je dis « l’essence des êtres », ça vous va ? Remarquez que ça ne change pas grand-chose : je ne sais toujours pas ce que c'est. Trop vaporeux pour moi. Nébuleux si vous préférez. Vous dites gazeux ? Pourquoi pas ?

 

Pour Angot, la littérature est le territoire sur lequel règne le tout-subjectif. Je l’ai dit, c’est une option, bien dans le vent de cette époque de narcissisme exacerbé (ah, la rage du « selfie » ! Même que Miss Israël a failli déclencher un incident diplomatique en faisant un « selfie » où figurait Miss Palestine). Christopher Lasch, au secours !

 

Et l’invisible, elle s’y accroche comme un morpion au poil de cul. Pour être franc, l'invisible selon Christine Angot, je n'ai pas réussi à en attraper le fil. L'invisible, je le pressens au contraire dans la fin des Particules élémentaires, dans la fin de La Carte et le territoire. Houellebecq sait, lui, ce que c'est que l'invisible. Contrairement à ce qu'elle affirme, Christine Angot ne connaît de la réalité que la plus extérieure pelure de la surface des choses. Elle n'a rien compris au monde dans lequel elle vit. Ce n'est pas ça qui l'intéresse. Le réel dont elle s'occupe est étriqué, plat.

 

Selon elle, il faut que le grand écrivain (grade académique auquel elle postule visiblement, mais ce n'est pas gagné) persévère, continue à faire descendre le seau dans le puits à sec. Et pour en remonter devinez quoi : « Le sentiment que l’être a de son humanité ». Démerdez-vous avec ça. Il faut que le grand écrivain poursuive obstinément sa quête.

 

Forcément, tôt ou tard, il tombera sur « un mini-indice qui n’était pas visible. Et ça Houellebecq ne le fait jamais. Non seulement il ne le fait jamais, mais il le détruit, il le raille. Il raille Mai 68, l’humanisme, l’antiracisme, la psychanalyse, les universitaires, ceux qui essayent de trouver quelque chose de la réalité, ceux qui se disent que l’humain ça doit exister, et pas besoin d’avoir recours à Dieu pour ça ». On commence à comprendre l'idéologie sous-jacente, bien qu'elle prenne soin de s'affubler d'un faux-nez. J’avoue que le « mini-indice » me semble une trouvaille délicieuse. Des esprits malveillants insinueraient sûrement que Christine Angot s’embête à « chercher la petite bête ».

 

Au fond, ce que Christine Angot reproche à Houellebecq, c’est de ne pas faire dans ses livres l’éloge de la bien-pensance telle qu’elle règne aujourd’hui sur les esprits. C’est de ne pas donner dans la littérature sans bec et sans griffes. De ne pas se résigner à donner dans la littérature embryonnaire, celle qui se contente d'inventorier les éléments de l'embryon. Elle lui reproche d'ouvrir les yeux sur le monde tel qu'il va, de plus en plus terrible.

 

Elle lui en veut beaucoup, parce qu’il refuse de pratiquer cette littérature nombrilique qui ne risque pas d’écailler le verni du monde tel qu’il va, tel qu’il est en train d’écraser l’humanité. Houellebecq ne creuse pas dans l’impalpable fumeux de ses impressions évanescentes pour en tirer quelque « mini-indice » jusque-là indiscernable.

 

Il ne cherche pas la petite bête, lui. Il regarde le monde d'une façon pas gaie, c'est sûr. Le monde qu'il décrit est sans âme, sans but. Angot aura beau dire : il fait son métier. Un grand métier. Elle ne fait pas le même. L'un fait de la littérature. L'autre fait de la fumée avec le symptôme dont elle constitue un exemplaire exemplaire.

 

Elle ne peut pas lui pardonner d'être dans le vrai.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

lundi, 26 janvier 2015

CHRISTINE ANGOT A LA HAINE 2/?

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Oui, je n’aurais rien dit, mais voilà, celle qui n’a aucune parenté avec la seule Madame Angot qui vaille à mes yeux (ou plutôt à mes oreilles : c'est la fille de la dame, selon Charles Lecoq), n’est pas seulement « écrivain » : elle est aussi, avec une apparente satisfaction, un personnage médiatique important. Elle consent à se laisser présenter à l’occasion micros et caméras quand des journalistes en mal de papier font appel à elle pour remplir leurs obligations, croient-ils, professionnelles.

LECOQ CHARLES ANGOT.jpg

Sous la direction de Jésus Etcheverry.

Et puis là, elle se laisse offrir, avec répugnance (qu'elle prétend, mais elle ne répugne pas longtemps), une page entière du Monde (daté 16 janvier). Quatre colonnes larges et bien tassées. Si la dame n’est pas une autorité, au moins est-on sûr qu’elle « a de la surface ». Et des relations bien placées. 

 

Au moins est-on sûr qu'elle est du bon côté de l'establishment, tous gens garnis de bonne conscience, sûrs de leur bon droit, édictant au nom de l'Empire du Bien (cf. Philippe Muray) ce qu'il est loisible, voire licite de faire, et ce qui doit être conduit devant les tribunaux populaires.

 

Toute un grande page du Monde, donc. Et pour parler de quoi ? De qui ? De Houellebecq ! Farpaitement. Angot qui se mêle de critique littéraire ! On aura tout vu ! Il est vrai que certains enfants croient mordicus que c'est à eux d'apprendre à leur mère à faire des enfants ! Au point où on en est !...

 

Notez que si je l’ai traitée de « pauvre pomme tombée d’un poirier », c’est qu’elle l’a bien cherché. Pensez, sous le gros pavé du titre (« C’est pas le moment de chroniquer Houellebecq », mais dans le texte, elle met la négation, c’est bien un coup du Monde, ça), elle n’y va pas par quatre chemins : Houellebecq, elle n’aime pas. C'est son droit. Ensuite, ça dépend de la façon dont on s'y prend pour le dire.

 

Moi, Houellebecq, je ne le connais pas. Ce que je connais, ce sont ses romans. Et ce que je sais, c'est que ces romans sont les meilleurs que j'aie lus, tous auteurs français confondus, depuis fort longtemps, quoi qu'en disent des gens que j'ai appréciés par ailleurs. Par exemple Eric Naulleau, qui traite Houellebecq de « romancier de gare » en 2005 (Au Secours, Houellebecq revient !, Chiflet et Cie). Je ne sais pas s'il est revenu entre-temps sur cette erreur manifeste de jugement.

 

Naulleau s'est racheté en 2008 en assaisonnant Christine Angot, façon pimentée, qu'il habillait pour les hivers les plus rigoureux, dans un livre très drôle et très juste : Le Jourde et Naulleau, Mango. Ma doué, quelle avoinée il lui mettait ! Comme quoi les ennemis de mes ennemis ne sont pas forcément mes amis, mais j'ai de l'affection pour certains. D'autant plus que je note que Houellebecq ne figure pas dans le jeu de massacre auquel se livrent les deux compères dans leur bouquin. S'il n'y a pas amende honorable, on n'est pas loin. Et ça rassure.

 

Exemple de prose sur laquelle Naulleau dirigeait ses boulets rouges, pour montrer de quoi la dame est capable : « Vous avez beaucoup approuvé la construction de L'Inceste, qu'elle était remarquable. C'était complètement un hasard, c'était un moteur en marche, ça suffit vos appréciations, stylistiques, narrotologiques [sic], techniques. Construit, construit veut dire enfermé, enfermé veut dire emprisonné, emprisonné veut dire puni, puni veut dire bêtise, bêtise veut dire faute, faute, erreur, erreur, faute de goût ou morale très grave, moi je n'ai rien fait de mal donc il n'y a aucune raison que je me construise une raison et une construction. Compris cette fois, Quitter la ville, pas de construction » (Quitter la ville, p.79, cité p. 29 du livre de Jourde et Naulleau). Angot, c'est bête, à chaque nouveau bouquin, j'entrouvre, je feuillette, ça confirme, je repose. Vous comprenez maintenant pourquoi.

 

Je passe sur l'état larvaire de la langue et sur l'infantilisme qui conclut le tout à fait étrange enchaînement associatif (« Mais j'ai rien fait, m'sieur ! »). Je note juste que l'auteur propose le magma et le chaos de la pensée (si on peut appeler ça pensée) comme principe de création littéraire. C'est pourquoi le relatif succès de ses livres comporte quelque chose d'inquiétant quant à l'état intellectuel de la partie de la population qui les achète.

 

Aux yeux des autres (ceux qui ne lisent pas ça), j'espère que ce bref aperçu sur la panade que constitue la prose de la dame rend superflu une analyse en détail. Chacun peut percevoir l'état pathétique de ce que des esprits aveuglés, stipendiés ou pervers n'hésitent pas à appeler une entreprise littéraire innovante. Tout juste bonne, l'entreprise littéraire innovante, à finir dans une poubelle du musée de l'Art Brut (vous savez, cette PME spécialisée dans le recyclage des déchets de l'Art).

 

Houellebecq, Angot ne l'aime pas. On commence à comprendre pourquoi. Elle le dit, et ça m'a tout l'air d'être viscéral. Alors là, je dis non : « Touche pas à mon Houellebecq ! ». Remarque, je dis ça pour pasticher, parce qu'il se défend très bien tout seul, celui qui vient de perdre son ami Bernard Maris. Bel élan d’humanité, belle élégance du geste, soit dit en passant, de la dénommée Christine Angot en direction de l’équipe de Charlie Hebdo, que de s'en prendre à un livre que le dit Bernard Maris venait d'encenser dans l'hebdomadaire, dans son tout dernier article.

 

Quoi, toute une belle page du « journal de référence » ! Et pour dégoiser quel genre de gandoises, s’il vous plaît ? Remarquez qu’on pouvait s’y attendre : la démonstration lumineuse que Christine Angot n’a rien compris.  Houellebecq, elle n’y entrave que pouic. Rien de rien. J’ajoute que par-dessus le marché, elle n’a sans doute aucune idée de ce qu'est la chose littéraire. Bon, elle n’est pas la seule à sortir des sottises au sujet de « l’écrivain controversé ». Dans le genre gognandises savantes, j’ai entendu de belles pommes tomber aussi de la bouche poirière d’un certain Eric Fassin. J’en ai parlé.

 

Et puis Houellebecq n’est pas le seul à subir les foudres féminines. Il n’y a pas si longtemps (2012), l’excellent Richard Millet s’est fait dégommer par la très oubliable Annie Ernaux qui, dans une tribune parue dans Le Monde (tiens tiens !), traitait l’auteur de « fasciste ». Rien de moins. Il faut dire que le cousin n’y allait pas de main morte : faire l’éloge "littéraire" d’Anders Breivik, auteur d’une tuerie en Norvège, était pour le moins une prise de risque.

 

Certaines femmes n’aiment vraiment pas les mots de certains hommes ! Elles sont les modernes Fouquier-Tinville. C'est sûrement un hasard : Millet, Houellebecq, Philippe Muray en son temps, vous ne trouvez pas que ça commence à dessiner un profil ? Comme si des rôles étaient en train de se distribuer. D'un côté, tous ceux (en l'occurrence toutes celles) qui lancent des fatwas. De l'autre, ... c'est facile à deviner. Gare la suite !

 

C’est dans un jardin public de Tarbes que Jean Paulhan trouva l’idée d’un de ses titres (Les Fleurs de Tarbes), parce qu’il avait lu cette inscription à l’entrée : « Il est interdit d’entrer dans le jardin avec des fleurs à la main » (si je me souviens bien). Le sous-titre était plus explicite : « La Terreur dans les Lettres ». La Terreur, il n'y a pas seulement celle de fanatiques qui répandent le sang pour la gloire d’Allah (ou d'Akbar, je n’ai pas bien compris de qui il s’agit, peut-être deux frangins ?), il y a aussi celle de fanatiques socio-culturels, bien décidés à imposer dans les esprits leur propre conception de l'art, de la littérature et de la vie en société. A faire régner leur ordre.

 

Après la Terreur de la vérité maoïste imposée en son temps par Tel Quel et Philippe Sollers (dont Simon Leys a fait amplement et durablement les frais), la Terreur des impératifs moraux selon les Papesses Jeanne des Lettres françaises actuelles, Annie Ernaux et Christine Angot. Les temps changent, la Terreur reste.

 

Nous sommes pris entre celle que font régner les modernes Fouquier-Tinville et celle que lancent des imams (quand ce ne sont pas des ayatollahs). Sale temps pour la culture et la vie de l'esprit. Il y aura toujours des braves gens pour tirer la chevillette pour faire choir la bobinette de la guillotine morale sur le cou des créateurs de littérature. Virtuel, le cou, heureusement. Tant que ce ne sont pas des balles islamistes qui le coupent ...

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

dimanche, 25 janvier 2015

CHRISTINE ANGOT A LA HAINE 1/?

Quelqu’un qui se fait appeler Scarlett a laissé un commentaire ici même il y a quelques jours. Pour résumer, elle me traitait de « patate ». Je me suis dit aussitôt que le mot n’était guère aimable à l’égard du tubercule (famille des solanacées, à laquelle appartiennent, entre autres, le tabac, le datura et l’aubergine) : je suis bien moins appétissant dans l’assiette. Je réussis cependant assez bien le gratin « dauphinois » (les guillemets à cause du gruyère, il paraît que c’est hétérodoxe).

 

La moutarde est montée au nez de la charmante personne en lisant les propos dont je gratifiais une de ses idoles, en la personne de Christine Angot. Pas même la personne : le personnage qui se présente comme écrivain. J’admets que les mots pouvaient être interprétés de façon désobligeante. Je comparais en effet cet « écrivain » à un fruit qui se serait trompé d’arbre. Tout ça pour dire que la littérature sortie de la plume de la dame n’est pas précisément « ma tasse de thé ». Et après tout, la liberté d’opinion n’est pas un vain mot. J’espère.

 

LASCH CHRISTOPHER CULTURE NARCISSISME.jpgJe suis d’ailleurs effaré de l’écho rencontré par les livres de la dame : faut-il que la magistrale analyse proposée par Christopher Lasch ait été prémonitoire. Pensez que son génial La Culture du narcissisme (Climats, 2000, préface de Jean-Claude Michéa) a été publié en 1979 aux Etats-Unis. A croire que Lasch avait anticipé dès cette époque la mise en devanture des livres de madame Christine Angot.

 

Il a même intitulé le premier chapitre de son livre « L’invasion de la société par le moi ». Ce titre, ça fait un peu "pan dans la gueule" : la peste soit du moi, en vérité, si c'est pour tomber dans la bouillasse et la platitude la plus triviale. En gros et pour aller vite, il pensait que cette invasion n’était pas de très bon augure (c'est le moins qu'on puisse dire) pour un diagnostic sur l’état moral, culturel et psychologique futur de la civilisation en général et en particulier de nos sociétés américanisées.

 

En France, il se passe en littérature contemporaine ce qui s'est passé ailleurs : en musique, décrétons que tous les sons possibles et imaginables, bruits compris, sont musicaux. En arts plastiques, décrétons que tout le réel est artistique. En littérature, Angot illustre à merveille la tendance : décrétons que tout le déroulement de la vie quotidienne d'un individu lambda (raconté, s'il vous plaît, par un auteur qui porte le même nom que le narrateur) est littéraire. En l'occurrence, cela donne, avec Christine Angot, des conversations de dames pipi.

 

Je ne veux pas savoir qui a eu l'idée foireuse d'ériger ça, très pompeusement, en « autofiction ». Foireuse, l'idée : « ... comme dict le proverbe : "A cul de foyrard toujours abonde merde"» (Gargantua, IX).

 

Mais ce n’est pas cette « littérature » vantée par Angot (involutive dans sa platitude jusqu’à la saturation de l’exaspération)  qui m’occupe ici, bien que l’auteur ait quelques peccadilles à se reprocher. « Peccadilles » est même inscrit dans son casier judiciaire, depuis sa condamnation pénale (à deux reprises) pour s’être acharnée à faire des livres de vautour en pillant, vampirisant et s’appropriant la vie privée d'une dame qui a eu le malheur d'être l' « ex-femme de son nouveau compagnon » (dixit l’encyclopédie en ligne). Sans que la moindre question morale lui effleure la conscience. George Orwell appelait ce sens moral la « common decency ». Jean-Claude Michéa traduit la formule par "décence ordinaire". Mais Christine Angot a d'autres chats à fouetter.

 

Si elle s’était contentée de continuer à éplucher ses patates (voir plus haut), je l’aurais laissée dans sa cuisine. Mais voilà, elle ne s'est pas contentée. Voilà qu'elle se mêle de littérature. Voilà qu'elle se pose en juge. Voilà qu'elle décrète ce qui est littéraire et ce qui ne l'est pas. Tout ça parce qu'elle ne peut pas encadrer les romans de Michel Houellebecq. Et dans Le Monde, s'il vous plaît. Elle n'aurait pas dû. Et pour faire bonne mesure, Le Monde (des livres, 16 janvier) fait figurer le libelle de Christine Angot dans un dossier intitulé "Ecrivains contre la terreur". Je trouve la plaisanterie de très mauvais goût.

 

Je vais encore me faire traiter de sale macho sexiste. Patriarcal. Réactionnaire. Archaïque. Bourré de stéréotypes. J'assume d'avance. Tiens, dites-moi de qui est ce vers : « Je fume au nez des dieux de fines cigarettes ». Gogol vous donne la réponse en 0,28 seconde. A condition de connaître le vers en question.

 

« Au nez des dieux », j'insiste.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

mardi, 20 janvier 2015

HOUELLEBECQ PAR BERNARD MARIS

J’ai raconté ici les impressions de lecture que m’a procurées Soumission de Michel Houellebecq (16 janvier). J’ai trouvé ce livre formidable. Je ne suis pas le seul. Il se trouve que le dernier article de Bernard Maris publié dans Charlie Hebdo avant sa mort était sur le bouquin. Il en disait grand bien.

On me dira que oui, un ami, personne n'en dirait du mal. Peut-être. Mais il se trouve que les semelles des chaussures d'Oncle Bernard laissent sur le sol les mêmes traces que ma propre lecture. Ça ne pouvait pas mieux. J’ai trouvé le texte sur un site de l’Internet (je n'ai évidemment pas pu trouver en kiosque le numéro avec Houellebecq en couverture, le numéro fatidique). Voici ce qu'y écrivait Bernard Maris : 

« La conversion de Michel.

Hollande achève deux mandats catastrophiques. Le parti de la Fraternité musulmane émerge, côte à côte avec le PS, et le FN va l’emporter. Le PS fait alliance avec la Fraternité musulmane, l’UDI et l’UMP pour faire barrage au FN. Mohamed Ben Abbes devient président de la République, et Bayrou Premier ministre. Mais le PS abandonne à la Fraternité musulmane le ministère qui lui revient de droit, l’Education nationale. Ben Abbes propose une charia modérée, doucement réactionnaire, avec un retour à la famille et à la femme au foyer, et une privatisation de l’enseignement qui convient tout à fait à tout le monde.

Il offre aussi une incroyable vision d’avenir : l’Empire romain ! Le limes, de la Bretagne au désert du Sahara, en passant par l’Italie, la Turquie, la Grèce et l’Espagne. Ben Abbes en Auguste ou Marc Aurèle (en futur président d’une Europe élargie à la mare nostrum). En France, le chômage s’effondre, la violence aussi. Les catholiques sont choyés. On attend paisiblement les conversions. Elles arrivent, et d’abord dans l’Université, particulièrement arrosée en termes d’argent … et où la polygamie se développe. Sous l’impulsion de Ben Abbes, les pays arabes francophones plus l’Egypte et le Liban adhèrent à l’Europe, et l’équilibre linguistique européen se déplace en faveur de la France. La France est à nouveau grande. La nouvelle Pax Romana règne. Fin de la fable.

C’est un pur chef-d’oeuvre houellebecquien, c’est-à-dire :

1) une projection futuriste extraordinaire et crédible, comme dans tous les romans précédents. Elle est doublée d’une question politique majeure : l’identité, la patrie, la nation (« née à Valmy, morte à Verdun ») peuvent-elles exister sans transcendance ? Non. Il faut la Vierge pour Péguy, l’Etre suprême pour Robespierre, ou Dieu pour Ben Abbes, qui veut redonner à la France l’âme qu’elle eut pendant mille deux cents ans, de Clovis aux Lumières.

2) Un personnage principal détruit, désemparé, dépressif, malheureux en amour par son incapacité à retenir une femme, mais qui renaît dans le pari d’une conversion raisonnée, une conversion pascalienne, associée à un mariage de raison. Car, thème éternel houellebecquien, tout homme peut être sauvé par l’amour (ainsi, le père du héros). Le nôtre, trop égoïste, trop occidental et bien incapable de trouver l’amour par lui-même, le croisera par des marieuses. La polygamie lui fournira les jeunettes pour le sexe et la quadra pour la cuisine.

3) Enfin, un style désormais parfait, de nombreuses digressions philosophiques – comme toujours – et un humour digne du maître omniprésent dans le roman (Huysmans ; on comprend a posteriori où Houellebecq a puisé son style et son humour).

Et la misogynie, le machisme ? Aucune importance, c’est un roman, pas plus machiste que Bel-Ami, plutôt moins. Et la raillerie implicite de l’islam ? Elle n’existe pas. « L’islam accepte le monde tel quel » : toute la différence avec le catholicisme, qui ne peut qu’engendrer frustration perpétuelle. Encore un magnifique roman. Encore un coup de maître.

Bernard Maris. »

 

C'est éminemment subjectif (quoique ...), ce n'est pas une analyse, c'est encore moins une exégèse, et nous n’avons pas le même argumentaire, Maris et moi. Mais la conclusion est la même : on ne peut prétendre comprendre l’époque actuelle si l’on n’a pas lu les romans de Michel Houellebecq. Désolé, oncle Bernard, pour l'économie, j'ai plus de mal. Et sincèrement désolé, Christine Angot, contrairement à ce que vous dites, c'est toujours le moment de chroniquer Houellebecq. Et maintenant plus que jamais.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

Note : je signale que, à mon grand étonnement et contre toute attente, les « critiques littéraires » du Masque et la Plume ont tous volé au secours du soldat Houellebecq, le dimanche 18, assommé sous les bombes aussi bien de la réalité que du déchaînement de haine provoqué par son livre chez les tenants du chaos intellectuel et de la morale-consensuelle-envers-et-contre-tout (certains n'allant pas tout à fait mais presque jusqu'à lui faire endosser la responsabilité morale de la tuerie de Charlie Hebdo). Grâces soient donc rendues au Masque et à la Plume. Mais attention, une fois ne fait pas une coutume.

 

Les stipendiés de l'édition sous toutes ses formes se sont apparemment résignés à reconnaître que Houellebecq aujourd'hui écrase de toute la hauteur de sa classe balzacienne le marigot littéraire français, où quelques batraciens scribouilleurs s'époumonent à faire prendre leurs coassements pour des meuglements. Certains « bons esprits » vont même (ou font semblant) jusqu'à croire qu'ils font œuvre de littérature. Mais cette fois, la « critique » autorisée s'empresse  au secours de la victoire. On aura tout vu. Que les grenouilles gonflées d'orgueil fassent cependant attention : « La chétive pécore s'enfla si bien qu'elle creva ».

mardi, 06 janvier 2015

MODIANO PRIX NOBEL

C'est la loi des séries. Cette fois, c'est la série "récompenses officielles" : après la Légion d'Honneur, le Prix Nobel.

 

1/2

 

Disons-le tout net : lorsque le jury Nobel jugea bon d’attribuer son prix de littérature à Jean-Marie Gustave Le Clézio, j’ai pesté, tant j’ai peu d’estime pour un écrivain tellement soucieux de rabrouer la civilisation dont il est issu, tellement honteux de son appartenance à cette partie de l’humanité qui a eu l’odieuse arrogance de façonner toutes les autres à son gré et à son profit (quand elle ne les faisait pas disparaître), ne consentant à trouver de vérité qu’auprès de ces « Grands Autres » que sont tous les autres (reportez-vous, pour vous faire une idée, au bien nommé Haï, Skira, 1971). Alceste le dit vertement au début du Misanthrope : « L’ami du genre humain n’est pas du tout mon fait ».

 

Remarquez que j’éprouve une antipathie aussi forte et prononcée pour ce monstre sacré de la poésie française du 20ème siècle, je veux dire Sa Majesté Jacques Prévert, dont des milliers d’instituteurs masochistes se sont complus à s’auto-flageller en faisant apprendre aux bambins de « la République de l’ascenseur social » tant de si jolis poèmes célébrant si joliment la haine de l’école et du professeur. Je m'empresse d'ajouter que ces avis très (trop ?) péremptoires ne portent pas sur l'aspect littéraire des œuvres de ces personnes. 

 

Selon ces autorités morales, toutes les courroies de transmission de la « culture classique » et des « fondamentaux du savoir » semblent se dire : « Qu'est-ce qui nous autorise à transmettre ce patrimoine ? De quel droit ? Qu'est-ce qui nous autorise à exister en tant que communauté nationale définie par une identité et une culture spécifiques ? ». Plus le droit de rien, le patrimoine culturel. Renvoyé à l'infamie de la « Kultur Dominante », dénoncée dès longtemps par les sociologues militants, Pierre Bourdieu à leur tête. Plutôt le général que le particulier, clame cette étrange « vox populi » : il ne faut stigmatiser personne. Mais, en même temps que ce chœur angélique entonne son refrain préféré, on entend monter des voix qui fredonnent : « Plutôt le particulier que le général ! ».

 

C'est vrai que dans le Général, on entend aujourd'hui le mot Norme, devenu l'équivalent du mot Fascisme. Alors que le bienheureux Particulier porte la voix des Minorités, par principe et forcément, martyrisées. Les Saints de la Nouvelle Religion seront prélevés dans les Minorités (musulmans et arabes, femmes et immigrés, homosexuels et transsexuels, animaux domestiques et éléphants d'Afrique, et j'en oublie sûrement).   

 

Il y a du saboteur chez les deux fanatiques dont je parlais, qui sont pour quelque chose dans ma défiance grandissante envers les maîtres de morale, les procureurs de la vertu, les experts en humanisme, les proclameurs de nobles sentiments, les professeurs d’altruisme, les donneurs de leçons d’antiracisme, tous métiers dont monsieur le fondateur de Mediapart Edwy Plenel fournit régulièrement la caricature accomplie sur les ondes de France Culture. Tous ces novlanguistes qui instrumentalisent les « VALEURS » pour en faire des armes politiques ne me donnent qu'une envie : vomir.

 

Vomir, ces deux figures (+ 1) de la défaite et du sentiment de culpabilité qui poussent nombre de chefs d’Etat à faire repentance à genoux sur le terrain des crimes de leurs ancêtres (dont ils ne sont pas coupables), et nombre de professeurs à développer des pédagogies ludiques et à se transformer en animateurs culturels parce que, vous comprenez, de quel droit forcerait-on de jeunes esprits à se voir transmettre le patrimoine et la culture transmis par les mêmes ancêtres ?

 

Sans voir là nulle contradiction. Pauvres ancêtres, vraiment, qui voient, d'un côté, pieusement assumé par leurs descendants le Mal qu'ils ont commis, dans des actes de contrition répétés, et d'un autre côté, rageusement rejeté, nié, blackboulé le Bien qu’ils ont élaboré avec tant d'ingéniosité et de persévérance, tant d’art et d'intelligence, tant de culte de la beauté et de la vérité universelles !

 

Tout le Péché de l'Occident minutieusement comptabilisé !

 

Tout le Génie de l'Occident jeté à la poubelle !

 

Avouez qu'il y a de quoi renâcler.

 

Tout ça pour en arriver à dire qu’à mon avis, le choix de Patrick Modiano me semble beaucoup mieux venu que celui de Le Clézio. Même s’il est étrange de sacrer roi un écrivain à ce point tourné vers le passé et mettant en scène, livre après livre, la difficulté d’être et de se fixer manifestée par des personnages toujours un peu fantomatiques.

 

Mais c’est peut-être précisément la raison qui fait que Modiano incarne un des aspects principaux de notre époque : une inquiétude nouvelle à propos des activités humaines. Modiano n’écrit pas des livres brillants, rayonnants, étincelants, conquérants, pas une littérature de vainqueur, mais de mélancolie, parfois d’abattement neurasthénique. Des livres où les personnages sont en proie au doute, face au paysage incertain de ce qu’ils ont vécu quand il regardent en arrière.

 

Ce paysage lui-même est souvent fait des décombres d’une mémoire hors d’état de ressaisir en une synthèse précise et ramassée tout ce que son passé est supposé porter. Sans doute est-ce trop pour elle, en tout cas tellement disparate et disjoint que l’unité de la personne, idée si chère à la pensée cartésienne, a tendance à se dissoudre dans l’air, à se perdre dans les sables.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

jeudi, 01 janvier 2015

LE DERNIER MODIANO

Préambule destiné à faire partager, en guise de vœux de Nouvel An, l'étonnement ressenti à chaque fois à la lecture de ce petit poème de Jean Tardieu. On n'est pas forcé d'y mettre la musique dont Henri Dutilleux a cru bon, un jour, dans sa vanité, de l'encombrer. Même interprétée par la très belle Renée Fleming.

 

« L'autre jour j'écoutais le temps

qui passait sous l'horloge.

Chaînes, battants et rouages

il faisait plus de bruit que cent

au clocher du village

et mon âme en était contente.

 

J'aime mieux le temps s'il se montre

que s'il passe en nous sans bruit

comme un voleur dans la nuit ... ».

 

 

 

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Impressions de lecture.

 

Retour à Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, de Patrick Modiano.

 

2/2

 

Car Jean Daragane, le protagoniste et narrateur, ne cesse de perdre quelque chose. Petit Poucet imprévoyant, il a semé sur sa route les miettes de sa vie, et quand il essaie de les retrouver, il se heurte à l'édredon obscur d'une sorte de brouillard. 

 

L’histoire commence avec son carnet d’adresses, qui « avait sans doute glissé de la poche de sa veste au moment où il en sortait son billet pour le présenter au contrôleur ». Or un carnet d’adresses, c’est plein de noms de personnes avec leur prénom, et de noms de rues avec des numéros : autant de points de repère, de références. Un carnet d’adresses, c’est précis.  

 

Sauf que c’est vrai, quand vous n’avez jamais changé de répertoire, qu’il est maintenant bien chiffonné et que les pages jaunies, mangées sur les bords ont du mal à rester solidaires (c'est si fastidieux de tout recopier dans un répertoire neuf !), que vous retrouvez un nom à côté d’une adresse, même adossés à un numéro de téléphone, il arrive que la mémoire vous fasse défaut : qui est-ce ? Dans quelles circonstances ai-je croisé la route de cette personne ? Comme beaucoup de gens sans doute, je le sais d’expérience.

 

C’est ce qui arrive à Jean Daragane : qui est Guy Torstel ? Annie Astrand ? Et puis qui c’est, ce Gilles Ottolini, à la « voix molle et menaçante », qui l’appelle parce qu’il a retrouvé son carnet « sous une banquette du buffet de la gare de Lyon » ? Qui est Perrin de Lara ? Qui est vraiment Chantal Grippay, qui a oublié une robe de soirée sur le dossier de son canapé ? Qu’est-ce qu’il est allé faire à Saint-Leu-la-Forêt quand il était gamin ? Quand il y a tant d'inconnues, ce n’est plus une équation qu'il vous faut résoudre, c’est un pan entier de votre vie qui se dérobe tout d’un coup sous vos pieds.

 

Enfin, est-ce que ça se dérobe ou ressurgit ? En vérité, les deux mon général. Parce que s’il perd constamment des choses, Jean Daragane, à commencer par le nord, il ne déploie qu’une énergie très modérée à récupérer ce qu’il a perdu. Au fond, il fait ce qu’il faut pour qu’on ne puisse pas dire qu’il n’a pas cherché, mais s’il ne trouve rien, je ne suis pas sûr qu’il ne se fera pas une raison.

 

D’ailleurs, sa raison est elle aussi moyennement en éveil : le dossier que lui a remis ce mystérieux Gilles Ottolini, disons-le, lui tombe des mains chaque fois qu’il essaie de s’y plonger. Mieux : ses yeux se ferment. Il y a bien ce cliché de Photomaton, ce brouillon abandonné d’un chapitre de son premier livre, Le Noir de l’été, ces informations aussi qui pourraient lui apprendre quelque chose, sait-on jamais, sur son enfance.

 

Je crois que le principe qui anime l’ensemble s’appelle l’angoisse. Et principe d’autant plus indicible que le livre tient, à la fois et bizarrement, de l’enquête policière et d’un refus affolé d’en apprendre davantage sur ce qui s’est passé, il y a si longtemps. Cette ambivalence douloureuse est lancinante, incessante, parfois aiguë, que ce soit avec l’homme qui lui téléphone un soir parce qu’il a retrouvé son carnet d’adresse.

 

Même ambivalence lors de la rencontre avec le docteur Voustraat, à qui il rend visite à Saint-Leu-la-Forêt, en espérant qu'il ne comprendra pas qu'il a à faire au gamin qui habitait La Maladrerie, la maison d'en face où, bien des années auparavant, il a observé des mouvements suspects, jusqu'à la longue perquisition policière qui y avait eu lieu, sans doute à cause des activités louches d'un certain Roger Vincent. Une paralysie de la volonté découle de ce tiraillement, qui explique peut-être l'espèce de léthargie dans laquelle évolue le personnage.

 

"Je voudrais et ne voudrais pas" (« Vorrei e non vorrei ») : c'est aussi ce que dit Zerline, dans Don Giovanni, quoique pour une tout autre raison (elle sera sauvée des griffes du prédateur par l'intervention de Dona Elvira). Ici, on redoute soit de trouver ce qu'on cherchait, soit de voir s'accomplir les menaces du présent. Le pressentiment domine. Un profond sentiment existentiel d'insécurité : qu'est-ce qui, du passé, s'apprête à me rejoindre ? A quoi faut-il que je m'attende prochainement ?  

 

Le narrateur, donc, cherche sans être sûr de vouloir vraiment trouver, et puis il cherche tout en craignant de dévoiler l’objet de sa quête (entretien avec Voustraat), ou en ayant peur de se faire manipuler par un maître-chanteur (Gilles Ottolini) ou sa complice (Chantal Grippay).

 

Reste de tout ça un certain nombre de noms de personnes, mais qui se perdent dans les brumes du passé ou de circonstances fumeuses, vaguement menaçantes ; de noms de lieux et de rues (où l’on a fait quoi, au fait ?). La substance dont est fait le narrateur est faite de bribes inconsistantes qu’il échoue à recoudre en un vêtement cohérent et présentable. Tout ça parce qu’il a une peur panique de trouver, de même qu’il redoutait, enfant docile, de se perdre quand c’était Annie Astrand qui lui servait de mère.

 

La fin du livre présente cette peur à l’état aigu, sous forme de rafale sur quelques pages (141 à 143) : « … elle lui serrait très fort le poignet pour qu’il ne se perde pas dans la foule … », « Elle lui serre le bras pour qu’il ne perde pas l’équilibre », « S’il pouvait se souvenir de tous ses rêves, aujourd’hui, il compterait des centaines et des centaines de valises perdues ». Il faut dire que le tir en rafale avait commencé à Paris, à la page 138 : « ... où il se promenait seul avec dans sa poche la feuille pliée en quatre : POUR QUE TU NE TE PERDES PAS DANS LE QUARTIER ». Quel est, finalement, le contenu des lieux, des adresses, des âges, des villes ?

 

C'est la vie même du personnage qui semble souffrir d'un défaut initial et définitif de substance. Le sentiment de la perte découle de n'avoir jamais été en possession de ce dont on souffre de l'absence. Il est infiniment pire, car il dépose l'œuf du vide et du pourquoi au centre de la personne. Qu'est-ce qui nous a manqué ? Le livre est peuplé d'interrogations.

 

La littérature de Patrick Modiano est une littérature du jalon, du point d'étape, de l'oasis. Des points de repère perdus dans un paysage de brouillard. La littérature de Modiano évoque une succession de lieux de passage sans épaisseur, en même temps qu'une succession d'itinéraires dépourvus de toute histoire. L'impossibilité de vivre la vie qui vient. Avec, pour s'accrocher, seulement les noms de la vie passée. Une vie qui, dès lors qu'elle commence, a tant de peine à exister qu'il n'en reste rien de bien consistant. Ce qui en constitue la moelle (disons l'expérience quotidienne qui accroche fermement les souvenirs à des objets, à des visages) a été perdu, on ne sait pas quand.

 

A la fin de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Jean Daragane n’a rien compris à ce qui lui est arrivé. Nous, on sait  déjà que l'enfant qu'il était alors vient d'être abandonné.

 

Le tout début du livret de Maeterlinck pour le Pelléas et Mélisande de Debussy dit quelque chose d’approchant (c’est Golaud qui parle) : « Je ne pourrai plus sortir de cette forêt ! Dieu sait jusqu’où cette bête m’a mené. Je croyais cependant l’avoir blessée à mort ; et voici des traces de sang ! Mais maintenant, je l’ai perdue de vue ; je crois que je me suis perdu moi-même, et mes chiens ne me retrouvent plus ».

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

mercredi, 31 décembre 2014

LE DERNIER MODIANO

Préambule destiné à illustrer l'altitude à laquelle se situe le débat politique en France : Nicolas Sarkozy installe donc l'état-major qui sera chargé de gouverner l'UMP en vue des « batailles politiques » qu'il envisage de livrer prochainement, tous gens de grande envergure et de haute vue, comme de juste. La preuve : Laurent Wauquiez a fait prendre les mesures de son bureau au centimètre près, pour être sûr que celui de Nathalie Kociusko-Morizet n'est pas de plus grandes dimensions.

 

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1/2

 

Franchement, je ne pensais pas que ce serait si difficile de parler d’un livre de Patrick Modiano. De trouver assez de mots précis pour habiller les impressions reçues d'un livre qui vous échappe quand vous tentez de le saisir. Je n’avais jamais essayé d’écrire quoi que ce soit à leur sujet, et pourtant, en ai-je-t-y lu, des « romans de Modiano » ! A chaque parution, ou presque, j’allais en librairie verser mon obole à un écrivain à l’œuvre fascinante. Je n’ai jamais su expliquer cette fascination.

 

Essayez donc de résumer un seul de ses romans ! Malgré l'évanescence de l'intrigue, le flou des traits des personnages, la ténuité de l'action, l'auteur, sans avoir l’air de vous forcer, vous y entraîne aussi aisément que dans les évidences enfantines. Ensuite, les mains de votre mémoire se referment sur des fumerolles : c’est tout ce qui restera de votre lecture.

 

Si, quand même, vous avez les titres qui ont, mieux que les autres, marqué leur passage. Pour mon compte, ce sont Villa triste, Rue des boutiques obscures, Dora Bruder, Un Pedigree, quelques autres. Pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? Mystère. Il me reste tout au plus quelques vagues ambiances où dominent les errances de lieu en lieu, de ville en ville, d’époque en époque, de nom en nom, souvent à la recherche de je ne sais plus quoi. C'est dans lequel, au fait, que le personnage se livre à un drôle de manège autour de livres anciens ?

 

C’est vrai que j’en ai lu beaucoup, des Modiano. Pas tous, forcément. Je n’ai pas procédé systématiquement, comme j'avais fait pour Henri Bosco, mais j’ai une excuse : Modiano est bien vivant, il continue à produire. Cela ne fait rien : allez voir dans la rubrique « Du même auteur », au début, mais aussi à la fin de chaque volume. Interminable, la liste. Une petite trentaine de romans. Sans compter le reste. Il a même fait un scénario de film (Lacombe Lucien). Il a même écrit une chanson pour Françoise Hardy (« Etonnez-moi, Benoît »). D’autres choses que je ne connais pas, peut-être.

 

Donc, pas facile de poser des mots sur la lecture qu’on vient de faire d’un livre de Patrick Modiano. D’ailleurs, à la réflexion, je ne devrais pas dire « le dernier Modiano », parce qu’il est probable qu’il ne va pas s’arrêter d’écrire des livres. C’est tout le mal qu’on lui souhaite. Et que le lecteur se souhaite par la même occasion.

 

Parce que ce « dernier Modiano » est un livre littérairement magistral, et quand il referme Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, le lecteur se dit qu’il s’est passé, quelque part au fond des méandres et des sables mouvants de son être, quelque chose de pas ordinaire. Et qu’il aimerait bien que ça lui fasse la même chose une prochaine fois, même s’il ne sait pas bien quoi. Pour peu qu’il soit entré dans le jeu, il en sort chapeau bas devant le maître du jeu : du grand art !

 

A se demander si Modiano n'est pas un lointain descendant d'un maître du bouddhisme zen : écrire sur rien. L'esthétique du vide. Quasiment un haïku romanesque, comparé aux pavés que les Américains lancent sur la gueule de nos libraires, même que c'est à cause de ça qu'ils sont de moins en moins nombreux : trop de risques ! Je galèje.

 

Oui, on peut dire qu'avec Pour que tu ne te perdes ..., quelque chose y a remué, là-bas dans le fond. Mais quelque chose de vague, impalpable pour ainsi dire. Aussi insaisissable que celui qui dit « Je » tout au long du roman. Car le narrateur lui-même semble exister à peine tant il livre peu d’éléments qui permettraient au lecteur de l’identifier, d’en esquisser au moins un portrait auquel il pourrait s’identifier, comme cela se passe dans les romans traditionnels.

 

Mais comme l’auteur se débrouille pour que le lecteur, comme dans le cinéma filmé caméra à l’épaule, voie le film se dérouler comme s’il en était lui-même le protagoniste, l’identification se produit malgré tout, et le lecteur se trouve alors comme aspiré dans un vortex d’une étrange inconsistance, pris dans le réseau immatériel des fils d’un passé en quête duquel le personnage est contraint de se lancer pour une raison indépendante de sa volonté.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

vendredi, 28 novembre 2014

EMMANUEL CARRÈRE, LE ROITELET

Tout le monde connaît l'histoire : qui doit régner parmi les oiseaux ? On décide que celui qui volera le plus haut sera désigné roi. L'aigle sait que ce sera lui. Il n'a pas fait attention : un tout petit oiseau a trouvé judicieux de se jucher sur son dos et de se laisser transporter. Arrivé à son maximum, l'aigle triomphe. L'oiselet donne quelques coups d'aile, et peut alors crier "C'est moi le plus grand". L'assemblée accepte de récompenser l'astucieux : il sera nommé "roitelet".

 

Tout ça pour dire que j’ai essayé de lire Le Royaume, d’Emmanuel Carrère. C'est dire que je n’y suis pas arrivé. Je me suis forcé à aller au bout de la première partie (p. 142 quand même ! Sur un total de 630), et puis arrivé là, j’ai dit : « Je ne fais pas un pas de plus ! ». Trop fatigué. Exactement comme Haddock dans Tintin au Tibet à la page 43. 

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S'agissant du "Royaume" des cieux, j'aurais pu tout aussi bien me référer à Tonton Georges : « Mais sur le chemin du ciel, je ne ferai plus un pas. La foi viendra d'elle-même, ou elle ne viendra pas ».

 

Même pour les 140 pages lues, j’ai un certain mérite : je connais des gens qui prétendent l’avoir lu en entier, mais je sais de source sûre que c’est en sautant trois pages sur quatre. Là je vais vous dire : on comprend très vite que, si le monsieur ne se suffit pas à lui-même, c’est juste parce qu’il a besoin que les autres lui disent qu’il est beau, qu’il est grand, qu’il est le meilleur. Cet homme a un désespérant besoin qu'on lui dise qu'on l'aime. Et surtout qu'on le lui redise.

 

Le pire, c’est qu’il est épouvantablement sincère, affreusement conscient de son propre néant. Il expose, non, il confesse ses petites tares (mais pas ses gros vices, on a sa pudeur), son narcissisme. Mais en fait il ment : il ne confesse rien, il étale. Comme un catholique qui serait tout fiérot face au curé dans le confessionnal. Se gardant de présenter Le Royaume comme un roman, cet homme est, si je puis dire, monstrueusement honnête. Il met cartes sur table avant que la partie ait commencé. A croire que si la défaite portait un nom, elle s’appellerait Emmanuel Carrère. On ne joue pas au poker quand on ne sait pas bluffer. On est autorisé à ne pas aimer.

 

Pour bétonner la place de son moi et en faire une citadelle imprenable, il a décidé de jeter ses faiblesses d’être humain ordinaire à la face du lecteur. Sauf qu’il ne se considère pas comme un être humain ordinaire. Je veux dire que, comme il sait à quels reproches il prête le flanc, il préfère aller au-devant. Il n'attend pas : il coupe l’herbe sous le pied de tous ceux qui pourraient lui reprocher quelque chose. Il anticipe tout, il se frappe la poitrine avant que le confesseur le lui ait demandé. Au fond, s’il se mettait à exiger de lui-même une quelconque pénitence, ce serait surtout pour être sûr qu’aucune autorité morale extérieure à sa propre conscience ne la lui impose. Certains appellent ça le sentiment de toute-puissance. Est-ce la même chose que le complexe de Peter Pan ? Je n'en sais rien.

 

Voilà : cet homme est en béton. Il a trouvé le moyen idéal d’échapper à la critique et au jugement : il a fait la somme de tous les griefs d’autrui à son encontre, et puis tout simplement, il les a pris sur lui, sans mégotter, sans barguigner : le meilleur moyen de faire taire, ou plutôt de désarmer tout adversaire, aussi féroce soit-il. Il avoue avant la première question de l'interrogatoire. La lutte des mâles, chez les loups, s’achève quand l’un des deux se couche sur le dos, présente le ventre au plus fort, en signe de soumission. Et il est effectivement soumis une bonne fois pour toutes.

 

Chez Emmanuel Carrère, cela devient une simple tactique pour tourner la situation à son avantage et réduire à quia par avance l'éventuel contradicteur. Il vous répondra invariablement : « Je sais tout ça. J'ai dit tout ça. Vous ne m'apprenez rien ».  Mais c'est faire semblant de se coucher sur le dos et de présenter le ventre. Emmanuel Carrère est finalement un gros menteur. Au point qu'on se demande quelles grosses horreurs ses petits aveux dissimulent.

 

Sans y avoir pris garde, vous le retrouvez en chemise et la corde au cou, « pauvre pécheur », à vous laver les pieds quand vous sortez à peine de la douche, juste pour pouvoir clamer qu’il a fait contrition. Mais la vraie contrition ne se réduit pas au spectacle que le pauvre pécheur en donne. J’ai entendu dire que les psychanalystes ont un nom à mettre sur cette position. Sauf erreur (je ne suis pas spécialiste, je peux me tromper), ils appellent ça la « structure du pervers ».

 

Quelques pépites : « Il me faut toujours plus de gloire, occuper toujours plus de place dans la conscience d’autrui » (p. 39). Le gogo crédule et béat se dit : « Quelle admirable sincérité ! ». Il avoue même que l’écriture l’a conduit à commettre sa première mauvaise action : « Le don que j’ai pour écrire est à l’origine de la première mauvaise action dont j’ai le souvenir et, si j’y réfléchis, de beaucoup d’autres par la suite » (p. 116). Ah, pouvoir dire tout ingénument : le don que j’ai pour écrire ! La recette ? Il faut assaisonner d'une pincée de culpabilité avouée. Pas trop quand même.

 

Et visez ceci : « J’avais complètement oublié cette lettre, dont un brouillon se trouve dans mon premier cahier. Relue aujourd’hui, elle m’embarrasse. Elle aussi, je trouve qu’elle sonne faux. Cela ne veut pas dire que je n’étais pas sincère en l’écrivant – bien sûr, je l’étais –, mais j’ai du mal à croire que quelqu’un au fond de moi ne pensait pas ce que je pense maintenant etc. … » (p. 55). C'est sûr, il est toujours sincère.

 

Mais ce qui est pratique, avec cette sincérité de l'instant présent, c'est que l'instant d'après l'efface aussitôt. Au cours de la journée, vous pouvez être successivement dix mille fois sincère tout en ayant à chaque fois changé d'avis. Ce n'est plus du mensonge, qu'alliez-vous croire, simplement la mémoire vous joue des tours.  Cet homme, personne n’en doute, est d’une immense intelligence.

 

D’ailleurs, il le dit lui-même (évidemment) : « – et cela d’autant que je suis redoutablement intelligent. Qu’on ne se méprenne pas : je ne pèche pas par orgueil en disant cela. Au contraire, je l’entends en mauvaise part … » (p. 76). Qu’on se le dise, personne n’est en mesure de lui apprendre quoi que ce soit sur lui-même. La preuve, c’est qu’il sait déjà tout. Absolument de A à Z. Il a une telle lucidité, pensez ! Il a fait le tour de sa propre personne, du quatrième sous-sol jusqu’au dernier grenier. Il a fait l’inventaire exhaustif de son être. Et somme toute, il a beau dire, il n’est pas mécontent de son bilan existentiel. Son moi est confortable, il n'est pas mécontent d'habiter là.

 

Alors ses problèmes avec la foi, avec Jésus, sa « conversion », vous voulez que je vous dise ? Eh bien tant pis, je vous le dis quand même : rien à cirer ! En plus, c’est écrit au fil de la plume, un peu comme on écrit pour un blog. Et encore, il me semble avoir, de loin en loin, la chance de tomber sur une formulation que je me permets humblement de trouver heureuse. Non, dans Le Royaume, Emmanuel Carrère la joue stylistiquement modeste : plus modeste, il n’y a pas. Mais c'est encore un masque : l'auteur doit s'être dit qu'il était plus astucieux d'affubler son écriture d'un déguisement de pauvre.

 

Les tribulations d’Emmanuel Carrère avec le Christ, franchement, on comprend vite que si celui-ci s’était donné la peine de venir exprès pour Emmanuel Carrère, ça aurait peut-être marché. Mais voilà, pas de chance, il y avait les autres, tous les autres (on appelle ça l'humanité), tous ceux qui n’ont pas eu la chance d’être Emmanuel Carrère. Alors comme il fallait partager, il a laissé tomber.

 

Et les recours à la Sainte Ecriture sont tellement plats qu’il n’arrive pas à ne pas me faire croire qu’il n’y croit pas (oui, triple négation, je sais faire). Et puis pour un gars qui se dit pénétré de l’Evangile, franchement, écrire « sénévé » (p. 117), ça ne se fait pas. Moi-même je le sais, alors, si ce n’est pas une preuve. Je crois que c'est dans Mathieu. Bref.

 

On me dira sûrement que c’est l’effet recherché, mais dire de Jean le Baptiste (pas Jean-Baptiste, attention) : « Celui qui a ramassé l’amour selon le Christ dans cette formule fulgurante, presque inadmissible : " Il faut qu’il croisse et que, moi, je diminue " » (p. 77), non, monsieur, s’il y a quelque chose d’inadmissible, c’est ce « presque ». Cela ressemble à quoi, cette pusillanimité ?

 

Oui, monsieur, moi aussi, je suis tombé en arrêt, il y a bien longtemps, c’était au musée Unterlinden, devant le « retable d’Issenheim », et s’il me fallait dire la « fulgurance » que j’ai alors ressentie, devant (pour couronner tout le reste) cette phrase écrite rouge sur noir (« Illum oportet crescere, me autem minui »), j’aurais honte de m’être contenté de cet écrin verbal misérable. Grünewald heureusement s’est donné un peu plus de mal.

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Le peu que j’en ai perçu laisse donc apparaître un individu globalement désagréable et antipathique, à la « sincérité » pour le moins tortueuse et alambiquée. Mais la pose est tellement avantageuse, n'est-ce pas. Cette remarque éminemment subjective est due à ce qu’il ne fait rien pour ne pas apparaître, au cours de son récit, tout plein de lui-même et heureux de l’être. Il a beau dire qu’en telle occasion, il se dégoûte, il se débrouille là encore pour en faire un dégoût délectable. Un ragoût peu ragoûtant, en fin de compte. Un livre moins rebutant cependant qu'insipide et délavé.

 

Inutile de dire que j’ai abrégé l’épreuve. Je ne saurai pas si les trois autres parties ressemblent à ce petit verre d’eau tiède dans lequel le moi de l’auteur se noie avec délices. Tant pis pour lui.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Note : J'ai entendu l'auteur parler du Royaume. Il en parle admirablement, avec une éloquence saisissante. Eh bien méfiez-vous. Je vous conseille vivement de ne jamais vous précipiter sur le bouquin d'un auteur qui vous a parlé avec un enthousiasme volubile et communicatif du dernier livre qu'il a publié. Plus il parle bien, plus vous êtes sûr d'avoir affaire au bonimenteur qui  va vous placer l'aspirateur-miracle ou l'encyclopédie qui les remplace toutes.  Plus vous avez été séduit, plus vous serez déçu. Comment Rabelais parlerait-il de son Pantagruel ? Proust de La Recherche ? Vous les imaginez en « tournée de promo » ? 

 

Seule partie marrante, dans cette gabegie de paroles purement verbales, c'est l'histoire avec une certaine Jamie, une Américaine post-hippie qui en fait voir de toutes les couleurs à ce couple avec enfants si plein de bonnes intentions. Au moins, le lecteur passe enfin un bon moment. Dommage même que Jamie disparaisse si vite de la circulation : elle n'a pas le temps de venger le lecteur de l'effort qu'il a fait.

 

 

vendredi, 15 août 2014

LE LIEVRE DE PATAGONIE 4/4

LANZMANN 1 CLAUDE.jpgLe titre du livre, pour finir. L’auteur tente d’expliquer l’incongru de la formule avant de poser le point final. J’avoue que j’ai beau écarquiller les yeux, je n’arrive pas à discerner les contours des raisons de ce choix. Et pourtant j'essaie.

 

Claude Lanzmann est un « passionné » congénital. Il a un impérieux besoin de se sentir en parfaite adéquation avec ce qu’il fait. Il a un impérieux besoin de ressentir, d’éprouver intimement le « vrai » de la situation où il se trouve. Un « vrai » capable de justifier pleinement sa présence en ce lieu à ce moment. Et tant qu’un certain déclic ne s’est pas produit, il a l’impression d’avancer en aveugle dans sa vie. De ne pas "y être" complètement.

 

Je suis d'accord avec ce besoin d'authenticité, mais je dirai qu'après tout, ça le regarde : ce lièvre patagon-là exprime l'émoi particulier de l'auteur dans une circonstance qui lui appartient. Il n'apporte rien de significatif au lecteur parce qu'au fond c'est un lièvre gratuit. Un cheveu sur la soupe si vous voulez.

 

Lanzmann évoque le déclic qui s'est produit sur la « piazza del Duomo » de Milan, où il s’est mis à réciter à voix haute le début de La Chartreuse de Parme. Il évoque le même déclic, de façon beaucoup plus forte, par la façon dont lui est venue l’idée des images de Treblinka pour Shoah : « Il y a eu, à Treblinka, l’ébranlement hallucinant, aux conséquences sans fin, déclenché par la rencontre d’un nom et d’un lieu, la découverte d’un nom maudit sur les panneaux ordinaires des routes et de la gare, comme si rien, là-bas, ne s’était passé ». Que vient donc faire le lièvre, face à un tel choc ?

 

Certes, on croise des lièvres, au cours du récit. Son pare-chocs n’en tue que trois au cours d’un voyage nocturne (Serbie ?), sur les dizaines qui traversent les faisceaux de ses phares (à la différence du lièvre qui bondit en travers, le lapin, lui, quand il voit les phares, se met à courir le long de la route). Il observe les animaux qui franchissent en toute insouciance les barbelés de Birkenau. Mais son choix se porte sur ce lièvre aperçu, là encore de nuit, non loin d’El Calafate, dont il parle à la page 192.

 

Il affirme, dans la conclusion du livre : « …me poignardant littéralement le cœur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble. C’est cela, l’incarnation » (p. 546, antépénultième et pénultième phrases du livre). Bon, moi je veux bien, ce lièvre qui poignarde le cœur. J'espère, je veux bien croire que l’éditeur n’est pour rien dans le choix de la Patagonie, parce que : « C’est un titre qui pète, ça, coco ! ». Car ce lièvre n’occupe dans la réalité du livre et de la vie (racontée) de Claude Lanzmann qu’une toute petite lucarne à peine visible. Disons que ce sont des "hors-champ". Mais pourquoi pas ?

 

Le titre du film, c'est autre chose. L'auteur raconte à la fin du Lièvre de Patagonie (pp. 525-526) comment et pourquoi il a choisi ce mot de la langue hébraïque : « Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie "catastrophe", "destruction", "anéantissement", il peut s'agir d'un déluge, d'un tremblement de terre, d'un ouragan. Des rabbins ont arbitrairement décrété après la guerre qu'il désignerait "la Chose". Pour moi, "Shoah" était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable. Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l'organisation de la première du film, voulant faire imprimer les bristols d'invitation, me demanda quel était son titre, je répondis : "Shoah". - Qu'est-ce que cela veut dire ? - Je ne sais pas, cela veut dire "Shoah". - Mais il faut traduire, personne ne comprendra. - C'est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne ». On me dira ce qu'on voudra, cette intention est proprement géniale.

 

Je veux dire qu'elle se place à la hauteur du crime : l'extermination d'une race, aucun mot humain ne peut la signifier. Même si le mot est aujourd'hui devenu un nom propre, passé tel quel dans le langage (pour Lanzmann, le film en est de toute évidence à l'origine), mais plus ou moins galvaudé, utilisé par les uns et les autres, tour à tour, comme bouclier, comme étendard, comme arme, voire comme image de marque.  

 

Ce que je ne comprends pas, pour achever le parcours, complexe parce que contrasté, dans ce livre généreux, d’une richesse bourrée jusqu’à la gueule, c’est la raison pour laquelle le film a été refusé par beaucoup de Juifs. Lanzmann raconte ça : c’est comme si le film se heurtait à un tabou. Et pour moi, c'est un mystère. Et c'est l'étonnement de l'auteur.

COFFRET DVD 1.jpg

Simon Srebnik rejoue à 47 ans, pour Claude Lanzmann, la scène de ses treize ans. Il chante la même chanson (un petite maison blanche). Il dit, en parcourant paisiblement le site de Chelmno, où fut expérimentée l'extermination des Juifs par le gaz : « C'était aussi paisible à l'époque qu'aujourd'hui ».

Car chez beaucoup de Juifs, d'après Lanzmann, le refus est total et spontané. Si absolu que beaucoup d’entre eux n’ont même pas pu envisager de visionner Shoah. Comme si un mur sacré s’était tenu devant eux pour leur en interdire l’accès. Même que le cardinal Lustiger, grand Catholique mais Juif à l’origine, a joué devant l’auteur la comédie : « Je l’ai vu ! », avant d’avouer lamentablement que cela ne lui était vraiment pas possible.

 

Il y a là quelque chose qui me reste en point d’interrogation : que se passe-t-il, là, précisément ? Peut-être est-ce, tout simplement, insoutenable.

 

Ce qui me vient alors, c'est une scène au début du film. C'est vrai qu'on est frappé par le visage obstinément souriant de Michael Podchlebnik, comme s'il l'avait figé en y appliquant un masque. Il s'est comme cuirassé dans son sourire, ouvert sur ses dents impeccables. Mais Claude Lanzmann est impitoyable : « Pourquoi souriez-vous toujours ? – Si on est vivant, il vaut mieux sourire ». Mais il poursuit, cruel : « Quand vous étiez dans le Sonderkommando, quelle a été votre réaction ? – Un jour, j’ai reconnu le cadavre de ma femme et de mes enfants, et là … ».

 

La tête, soudain, de Michael Podchlebnik, quarante ans après !

 

La décomposition du sourire de Michael Podchlebnik !

 

Les sanglots de Michael Podchlebnik, ! …

PODCHLEBNIK.png

Je comprends que ce ne soit pas possible, là où ma raison s’arrête.

 

Vous voulez que je vous dise ? Le film Shoah, de Claude Lanzmann, est la version contemporaine du Mur des Lamentations : le vestige d’un Temple détruit. Et c'est Claude Lanzmann et nul autre qui l'a édifié, ce vestige. 

 

Et Le Lièvre de Patagonie, en racontant concrètement comment le cinéaste est finalement parvenu, après douze ans de démarches de toutes sortes, à bâtir ce monument, en donne une idée d'une force irrésistible. Toute cette partie du livre est parcourue d'une profonde et puissante vibration, imposant un sentiment d'oubli de soi, d'urgence et de nécessité impérieuse. Tout cela emporte le lecteur.

 

De ces « Mémoires » de Claude Lanzmann, c'est décidément ce que je retiendrai, loin devant tout le reste.

 

Voilà ce que je dis, moi.